1904-1988
ELOGE FUNEBRE
CUENOT est le fils aîné de 6
enfants. Son père, le Professeur Lucien CUENOT occupa pendant la première
moitié du siècle la chaire de Zoologie de la
Faculté des Sciences de Nancy, redécouvrit les lois de Mendel, démontra
l'existence d'un facteur létal capable d'éliminer les foetus génétiquement
anormaux et finit sa carrière à l'Académie des Sciences.
Comme son père, CUENOT possédait
la même attirance et la même curiosité pour la biologie. Aussi, tout naturellement, après la guerre de 1914-1918,
s'orienta t-il vers les études de médecine, fut reçu à l'internat 1928 et passa sa thèse en 1933 sur « la
contracture de la paroi dans les épanchements sanguins du péritoine ».
Jeune, il fut passionné par ses
études et plus tard par son métier de
chirurgien. Il était un auditeur attentif, souvent admiratif, de ses Maîtres et
retint toute sa vie les enseignements,
les conseils ou les postulats que
l'expérience et l'esprit clinique de ceux-ci, comme de ses camarades plus âgés,
lui révélaient.
Un jour, le Professeur WEISS qui,
en retraite, venait parfois rôder dans
son ancien service, s'approcha d'un lit occupé par « un gros ventre » devant
lequel le Chef de Clinique d'alors exposait aux étudiants les diagnostics
possibles. Le vieux Maître, passant le bras entre deux stagiaires et palpant
discrètement l'abdomen en question déclara à l'oreille de ses voisins : « C'est
un kyste hydatique », ce dont personne
n'avait encore parlé, mais ce que la
suite confirma.
Une autre fois, étant de garde
alors qu'il recousait un cuir chevelu en urgence, ce même bon Maître s'approcha de lui en lui demandant d'un air
de reproche « Qui vous a appris à
suturer les cuirs cheve lus sans drainer ? ». Il n'oublia jamais cette
remarque.
Toutes ces lésions et bien
d'autres ne tombaient pas dans l'oreille d'un sourd et l'enchantaient. Le
Professeur FRUHINSHOLZ, qui fut également son patron, répétait souvent qu'un
foyer heureux devait avoir 4 enfants : un pour le père, un pour la mère, un
pour la casse, un pour la race. Conseil
qu'il suivit pour son propre compte et
répéta par la suite à bien des couples.
Le Professeur MICHEL, sauf rarissime
exception, n'acceptait pas que l'on fît dans son
service, pour les membres, d'autres plâtres que des gouttières largement
ouvertes. Cet enseignement, bien oublié par certains, évita beaucoup d'ennuis à
ses patients.
Pendant toutes ses études, CUENOT
passa le plus clair de son temps à l'hôpital, toujours prêt à prendre des tours
de garde, à entreprendre de mystérieuses expériences sur les larves de
moustique ou sur des cobayes qu'il élevait clandestinement dans les caves de la
maternité, ou encore à suivre les conférences préparant à l'internat, dirigées
par BODART et par CHALNOT qui, avec une merveilleuse patience, essayaient déjà
d'inculquer à ces jeunes intelligences les bons principes et quelques
connaissances dès qu'ils pouvaient trouver des malades intéressants à leur
montrer.
Marié à une jeune et charmante
Anglaise, hétérozygote, disait-il, il s'installa à Epinal en 1934 sous l'aile
protectrice du Docteur Delfour où il apprit ce
qu'était la chirurgie de clientèle dans un heureux temps où il existait encore une chirurgie privée, simple
et omnisciente en province.
Lorsque la guerre de 1939 vint,
mobilisé à Raon-l’Etape comme chef d'équipe
chirurgicale, il fut contraint, pour satisfaire les besoins d'une population
civile privée de médecin et de chirurgien d'opérer à l'hôpital civil du lieu,
beaucoup plus souvent que dans son hôpital militaire plongé dans une relative
inaction par la « drôle de guerre ».
Une fois démobilisé, un peu las
du rude climat vosgien, n'ayant plus ni domicile, ni clinique requis par les autorités, il en profita pour fuir les misères
et les destructions d'Epinal, pour prendre en octobre 1940 la route du Sud et
planter sa tente à Arcachon, où il reprit la suite d'un chirurgien âgé qui,
d'ailleurs, limitait depuis longtemps son activité au traitement de quelques
maux de Pott, faisait quelques plâtres ou ouvrait quelques panaris.
La population d'Arcachon, de 16000 âmes hors saison, était passée, après la débâcle, en quelques semaines à
250000 avec notre camarade comme seul chirurgien, d'autant plus débordé que la
zone maritime devenue zone interdite, rendait difficile la concurrence
bordelaise voisine.
Épuisé par tant de travail,
CUÉNOT fit, en 1943, une tuberculose pulmonaire qui le laissa dans l'inaction
un an et demi mais voulut bien guérir sans séquelle.
Toujours débordant d'activité, en
1950, notre ami créa une seconde clinique purement chirurgicale, réservant
l'ancienne aux tuberculoses externes, particulièrement urinaires, où il mit au
point un traitement antibiotique fondé sur la numération des éléments figurés
de l'urine.
En 1964, en raison de
fibrillations auriculaires qui se déclenchaient parfois lorsqu'il opérait, il
prit la sage décision de prendre sa retraite.
Toute sa vie, CUENOT fut un
solitaire, aimant travailler seul, ne s'occupant que de son travail et de sa
famille. Excellent gestionnaire, indifférent aux honneurs et aux mondanités, il
éprouvait toujours une vive satisfaction à lutter contre les moulins à vent, à
se heurter à toutes les injustices et à toutes les sottises de
l'administration. Il fut sur quelques points un précurseur méconnu, refusant
dès 1940, lorsqu'ils n'étaient pas nécessaires, les examens radiologiques
systématiques, surtout chez la femme gravide.
Auteur d'une nuée d'articles sur
les sujets les plus divers, citons seulement, pour situer son originalité, un
article du Bulletin Général de Thérapeutique d'avril 1931 avec des vues
prospectives un peu surprenantes sur les traitements par compétition
cellulaire.
Il laissa de nombreux manuscrits,
la plupart inédits, de biopolitique ou historiques
dont un sur Herschel Grynspan, terroriste de 1938,
sur la véritable origine des Hébreux et quelques monographies sur les
succédanés du tabac, les variations saisonnières de la consommation d'oxygène,
les variations physiologiques au cours de l'acclimatement et même un petit
livre, dans la collection « Planète » sur les maisons hantées dont il eut au
cours de sa vie, quelques curieuses expériences (Les certitudes
irrationnelles).
L'âge venu, suivant en cela
l'exemple de Candide, moitié par hygiène, moitié par intérêt, notre ami cultiva
son jardin, prenant un grand plaisir à recevoir ses nombreux petits-enfants
dans sa belle propriété d'Arcachon, à faire planter de pins quelques friches et
à s'intéresser à tous les problèmes posés par la folie des hommes.
Peut-être à cause de la chance
qu'il eût toute sa vie, il était très affecté par les disparitions successives
de ses amis, par les malheurs des autres qui épargnent si rarement les fins de
vie, par la tristesse des temps présents et à venir et par la lente déchéance
qu'entraîne l'âge. Il eût pourtant la joie d'avoir deux gendres et une fille
médecins, d'avoir su conserver l'affection des siens et de laisser, chez ceux
qui l'ont connu et dans sa clientèle, le souvenir chaleureux d'un ami fidèle et
d'un conseiller auquel on se confiait en toute sécurité.