RIGAUD Philippe

1805-1881

` sommaire

ELOGE FUNEBRE

Je remplis un triste devoir, en venant, au nom de la Faculté de médecine, rendre un dernier hommage au professeur éminent qui a honoré notre École, au collègue, à l'ami, qui ne laisse après lui que des souvenirs d'affection et de bienveillance. C'est pour la sixième fois, en huit années, qu'un semblable devoir nous réunit dans cette enceinte ; aux noms de Blondlot, Hirtz, Rameaux, Grandjean, Engel, s'ajoute le nom de celui dont la tombe s'ouvre devant nous.

Philippe Rigaud est né à Montpellier, le 13 septembre 1805 ; il nous a été enlevé avant-hier, le 22 janvier 1881 ; quarante années de cette longue vie ont été consacrées à notre École. M. Rigaud est resté à Montpellier jusqu'à l'âge de 18 ans; il avait conservé un vif souvenir de son pays natal, vers lequel sa pensée se reportait souvent, surtout pendant les dernières années de sa vie. C'est à Paris qu'il vient faire ses études médicales ; dès les premiers moments, son activité, son aptitude se révèlent, et des succès marquent ses débuts. En 1823, un premier concours lui ouvre l'École pratique ; en 1821, il est nommé externe des hôpitaux ; en 1826, il arrive à l'internat ; là il est en rapport avec les hommes les plus éminents de l'époque, Richerand, Cloquet, Roslan, Dupuytren, à l'apogée de sa gloire; il reçoit de Béclard, dont il est l'interne avec Billard, d'Angers, le témoignage de la plus honorable bienveillance.

Alors, Rigaud, sentant sa valeur et voulant donner à son mérite comme chirurgien la base solide des connaissances anatomiques, se présente au concours pour la place d'aide d'anatomie ; il l'obtient en 1833 ; en 1835, il est nommé prosecteur de la Faculté de médecine, il atteint son but; à la fréquentation des hôpitaux qui l'a rapproché de ses maîtres, où il a appris l'art d'observer, à cette condition qui fait le médecin, il joint l'étude attentive des détails de l'anatomie qui donne à la chirurgie sa sûreté, son efficacité, ses audaces légitimes. M. Rigaud, pendant toute sa carrière, s'est ressenti de la direction imprimée à ses premières études; ce qu'il avait appris à cette époque était resté dans sa mémoire fidèle, et souvent il nous a étonné par la précision de ses connaissances anatomiques sur des points qui avaient été alors l'objet de ses recherches.

Appuyé sur cette base solide, Rigaud arrive bientôt à des succès plus importants. Actif, intelligent, doué d'une élocution facile, il ne néglige aucune occasion de se produire ; il nous disait lui-même qu'il avait affronté quatorze concours, dont neuf fois il était sorti victorieux; il multiplie ses travaux; pendant six ans, il fait des cours à l'École pratique, Bien jeune, il est arrivé à la double situation, recherchée alors, comme de nos jours, par l'élite des médecins de Paris qui se destinent à l'enseignement : en 1838, il est nommé au concours chirurgien du bureau central des hôpitaux; en 1839, après un concours dont chacun connaît toutes les difficultés, il obtient le titre d'agrégé de la Faculté de médecine de Paris, pour la section de chirurgie.

Sa situation est alors faite à Paris, la notoriété est acquise ; le jeune chirurgien peut se promettre un brillant avenir. Mais en ce moment une autre voie s'ouvre devant lui ; une occasion importante se présente d'obtenir en province une situation honorable et sûre. Un concours pour deux chaires de pathologie externe et de clinique chirurgicale à la Faculté de Strasbourg doit avoir lieu devant la Faculté de Paris. Avec son talent, sa réputation faite, son titre d'agrégé, M. Rigaud peut compter sur le succès, mettre fin à toutes ses luttes et s'assurer une carrière conforme à ses goûts et qui a aussi ses promesses; mais Paris le retient avec son brillant avenir; une dernière lutte et le but est atteint, mais est-on toujours sûr de la victoire? La raison l'emporte ; M. Rigaud se décide pour Strasbourg, il se présente un concours dans lequel le suivent de nombreux compétiteurs. La lutte est sérieuse ; M. Velpeau, chargé du rapport sur les titres du jeune candidat, en fait ressortir toute la valeur. Le jury prononce, et le 23 juillet 1841, M. Sédillot, aujourd'hui membre de l'Institut et professeur honoraire de notre Faculté de médecine, et celui dont nous regrettons la perte sont nommés professeurs de la Faculté de Strasbourg. Ainsi est fondé pour une longue série d'années l'enseignement si remarquable et si fructueux de la chirurgie dans notre Ecole.

M. Rigaud a réussi, mais il ne quitte pas sans regret le théâtre de ses premières luttes. Plus d'une fois, il s'est demandé s'il avait bien fait de renoncer à de brillantes espérances ; cette pensée lui revenait souvent, même vers la fin de sa carrière, dont le succès justifiait pleinement la sagesse de sa résolution. M. Rigaud arrive à Strasbourg, où il est chargé du double enseignement de la pathologie externe et de la clinique, alternance heureuse qui place la pratique à coté de la théorie et qui justifie l'une par l'autre. Mais cette utile disposition ne peut être maintenue; la Faculté de Strasbourg prend un nouveau développement, elle est chargée de l'instruction des officiers de santé de l'armée qui tous, pendant quinze ans, sont formés à ses leçons. Le dédoublement des cliniques devient nécessaire, et les deux services fonctionnent à la fois, confiés à d'habiles maîtres.

Alors commence cet enseignement chirurgical qui, pendant tant d'années, a contribué à la prospérité de notre École; M. Rigaud y a eu sa part de succès et d'utilité ; les opérations les plus graves, les plus importantes, sont pratiquées sous les yeux de nos élèves. Nous pouvons rapporter même ici quelques-uns de ces faits les plus remarquables, puisqu'ils représentent des services rendus a l'humanité. Les publications de notre collègue reproduisent plusieurs observations d'un haut intérêt : l'extirpation du scapulum, de la clavicule, du calcanéum, des fibromes du maxillaire inférieur ; les règles pratiques pour le traitement des luxations, des anévrysmes, des varices, de la hernie étranglée ; les moyens de remédier aux dangers du chloroforme pendant la première période de son action; la dilatation instantanée de l'urètre; la taille, opération dans laquelle notre collègue excellait et qui devait faire l'objet d'un mémoire auquel il travaillait, il y a encore peu de jours : telles sont quelques parties de sa riche clinique qui ont été l'objet de publications remarquées du monde savant . Aussi, quand M. Rigaud obtint la décoration en 1851, la distinction accordée à notre collègue était motivée en ces termes : « Pour les services qu'il a rendus à l'enseignement et pour les progrès qu'il a fait faire à la science et à l'art chirurgical. » Mais cette École de Strasbourg, si prospère, devait bientôt s'abîmer dans le désastre commun. A cette période fatale se rattache la page la plus honorable peut-être de la vie de notre estimable confrère. La plupart de nos chirurgiens (Sédillot, Boeckel, Feltz...), sortis de la ville pour aller soigner les blessés des batailles désastreuses qui ont précédé l'investissement de Strasbourg, retenus par l'ennemi, n'avaient pu y rentrer. M. le professeur Rigaud, avec le concours de notre collègue M. Gross, est chargé de la chirurgie de l'hospice civil de Strasbourg ; le premier a les hommes, le second les enfants et les femmes, car toutes les parties de la population figurent parmi les victimes d'un bombardement qui dure sept semaines, et qui atteint plus de 4200 personnes. Notre hôpital est encombré de blessés ; M. Rigaud y établit son domicile : nuit et jour, il est a la disposition de ces malheureux qu'on y transporte à toute heure ; il pratique les opérations les plus graves, les pansements difficiles. L'art dispute à la mort les victimes qui se multiplient dans des conditions désastreuses. Le dévouement fait son oeuvre, sans tenir compte du péril. Le drapeau noir n'a pas protégé l'asile de tant de misères ; les obus atteignent aussi l'hôpital; la chapelle est incendiée et dans une nuit sinistre, des efforts persévérants empêchent seuls les flammes de se communiquer aux salles de malades ; des projectiles de temps en temps pénètrent dans ces salles et dans l'amphithéâtre d'opérations; le chirurgien reste impassible et continue son oeuvre comme dans les temps ordinaires. M. Rigaud ne quitta son service que le 13 janvier 1871, lorsque les blessés qui se trouvaient encore dans les salles furent en convalescence. Il s'éloigne alors de Strasbourg pour aller à la recherche de ses fils engagés dans l'armée active. Rappelons ici les paroles par lesquelles il termine une notice sur ces événements : « Dans cette grande affliction, il me reste le seul adoucissement que je puisse espérer, le sentiment profond d'avoir fait mon devoir ! »

M. Rigaud quitte Strasbourg où il laisse bien des amis ; il avait une prédilection particulière pour notre ville, où s'était écoulée la plus grande partie de son heureuse carrière. Il suit à Nancy la Faculté qui s'y organise, et bientôt il est de nouveau à la tête d'un service chirurgical. Le professeur de clinique actif et dévoué reprend encore pendant quelques années ses utiles leçons; il complète et termine des travaux commencés ; en 1875, l'Institut lui décerne un prix pour un important mémoire sur le traitement curatif des dilatations veineuses superficielles par la méthode d'isolement de ces vaisseaux . Le professeur conserve toujours cette remarquable facilité d'élocution qui a été la source de ses premiers succès, et qui a fait valoir ensuite le fonds solide de son expérience. Mais bientôt sa santé s'altère, ses forces diminuent, l'air pur des montagnes où il s'était créé un asile, ne suffit plus pour les rétablir. Un premier avertissement, il y a deux ans, a troublé ses amis; les inquiétudes s'étaient éloignées, mais bientôt le péril se dévoile ; c'est avec une profonde tristesse que nous avons vu s'approcher le jour de la séparation. M. Rigaud n'avait que des amis ; sa vie pure et simple commandait l'estime. Ses collègues de Strasbourg peuvent le dire : jamais, pendant quarante ans de professorat, il n'a soulevé de difficultés, de mésintelligences, jamais sa main n'a évité celle d'un ami ; son aménité, sa bienveillance, ne se sont pas démenties un seul jour. Il conservait ses anciens amis et savait s'en faire de nouveaux. A Nancy comme à Strasbourg, il a trouvé des affections dévouées ; c'est l'amitié, ce sont les soins d'un de ses nouveaux collègues, M. le professeur V. Parisot, qui l'ont assisté dans cette longue lutte contre la maladie et qui ont tout fait pour adoucir ses souffrances.

Dans ce moment solennel, on peut toucher à la vie privée d'un homme, quand elle a été pure et sans tache, quand les vertus du père de famille se joignent aux mérites de la vie publique, aux services rendus par le savant. Ces affections de famille, il les a éprouvées toutes, le dévouement d'une épouse, le tendre attachement d'enfants qui ont fait son honneur, et cette affection fraternelle qui a tenu dans sa vie une si grande place. Ces affections, je dois les nommer toutes, elles étaient réunies autour de lui au moment suprême; ceux qui l'aimaient ont reçu ses dernières paroles, son dernier regard. Il y a dans ces souvenirs une consolation qui viendra à son heure. Celle carrière qui se ferme, Messieurs, a été parcourue tout entière; celui que nous regrettons, a rempli sa mission ; il nous quitte plein de jours, après une vie honorable et utile ; il va, précédé par ses oeuvres, vers les espérances éternelles qui adoucissent le dernier adieu !

Professeur G. TOURDES