` sommaire

La dermatologie

par J. BEUREY

(avec la participation de P. Jeandidier)

Numéro Spécial du Centenaire de la Revue (1874-1974)

Annales Médicales de Nancy

(édité en avril 1975)

Si le premier traité de dermatologie semble bien être le Tractatus de morbis cutaneis d'Anne-Charles Lorry en 1777, c'est seulement au début du siècle suivant que la dermato-vénéréologie devient en France une véritable spécialité médicale : quand Jean-Louis Alibert est nommé médecin chef de l'Hôpital Saint-Louis.

En Lorraine, il faut attendre le transfert à Nancy de la Faculté de Médecine de Strasbourg (par décret du 1er octobre 1872) pour que peu à peu s'y fasse sentir le besoin d'un enseignement dermatologique. Aussi cette date peut-elle être tenue pour le point de départ d'une longue période au cours de laquelle le contour de la spécialité se dessine progressivement, se précisant davantage lors de la création d'un cours complémentaire en 1880 pour se fixer définitivement avec la mise en place d'une chaire de Dermatologie et de Syphiligraphie le 24 mars 1919.

Cependant, bien avant que les affections cutanées et vénériennes fassent l'objet d'un tel enseignement, des âmes charitables se sont penchées sur ceux qui en sont atteints. C'est ainsi que de longue date un service hospitalier est installé à Nancy, rue des Quatre-Eglises, dans les locaux de la Maison de Secours. Celle-ci n'est autre que l'ancienne Maison du Refuge, fondée en 1624 par Elisabeth de Ranfaing pour recueillir les prostituées et les aider à trouver une activité jugée moins indigne. Transformée en prison par la Révolution, c'est à partir de 1804, sous la direction des Sœurs de Saint-Charles, qu'elle prend une orientation hospitalière, mais plus particulièrement vénéréologique et dermatologique, comme il ressort du règlement préfectoral de 1817, qui « permet l'admission de vénériens des deux sexes, des filles ou femmes enceintes, des sujets atteints de gale compliquée, de teignes, de chancres, de cancer, de rage, de cataracte, et ceux dont la situation exige de grandes amputations (...) les sujets atteints de dartres vives universelles (...) ainsi que ceux affectés d'ulcères scrofuleux très graves». En pratique, toutefois, c'est surtout aux vénériens que la Maison de Secours est destinée, et jusqu'au milieu du XIXe siècle cette catégorie l'emporte au point de submerger presque complètement la dermatologie pure.

A la tête de ce service se succèdent les docteurs Bonfils, Bouligny, puis Béchet père et fils jusqu'en 1880. A partir de cette date, et alors que depuis 1872 l'établissement et ses médecins dépendent exclusivement de la Préfecture, la création d'un cours complémentaire, assuré par des agrégés libres, fait intervenir la Faculté de Médecine dans un domaine jusque là purement hospitalier : c'est elle qui désormais va procéder à la nomination des médecins chefs de service après agrément de la Préfecture. Ainsi s'instaure une étroite association entre la Faculté et l'Hôpital, telle qu'elle existe encore de nos jours et qui fait du chef de service un enseignant universitaire, celui-ci se situant au point même où se rencontrent l'intérêt du malade et celui de l'étudiant, l'un traité et l'autre instruit par un seul et même responsable à double attribution.

Ce système, à vrai dire, n'atteint pas tout de suite sa plus haute efficacité. Il est vrai que pendant une trop longue période la formation dermatologique n'est peut-être pas toujours le critère essentiel qui préside au choix des chefs de service, et c'est ainsi que J. Herrgott, accoucheur nommé en 1880 à ce poste pour y prendre en charge la seule dermatologie, l'occupe surtout dans l'attente de la chaire d'Obstétrique.

En revanche, Paul Spillmann, qui partage avec lui les responsabilités du service, est un médecin de vaste culture et qui, parmi ses activités multiples, sait en réserver une part importante à l'étude fructueuse de la pathologie cutanée. En fait, et compte tenu de la façon dont cette dernière appartient encore au domaine de la médecine générale, la carrière de ce Nancéien d'adoption apparaît exemplaire. Son internat terminé à Nancy, il exerce des fonctions dans plusieurs services parisiens, dont celui de Lasègue, puis celui de Fournier, à l'Hôpital de Lourcine. Il est également attaché au laboratoire de Ranvier et traduit de l'allemand plusieurs traités d'histologie et d'histochimie de Frey. En 1869, il soutient sa thèse sur les « syphilides vulvaires ». Neuf ans après, il est nommé professeur agrégé, et en 1880 il est mis avec Herrgott à la tête du service de vénéréo-dermatologie, qu'il dirige pendant sept ans avant d'être titulaire d'une chaire de Clinique Médicale. Ses travaux sont donc à la fois d'un interniste et d'un dermatologue. D'une grande diversité, ils concernent la neurologie, la pathologie infectieuse, la pharmacologie (étude de la pilocarpine) et même la physiologie (travail sur le sphygmophone et le microphone et leur application aux recherches cliniques). D'autre part, il fait bénéficier la dermatologie nancéienne des notions exposées par Unna dans sa « Thérapeutique générale des maladies de la peau ». Toutefois, et conformément à la responsabilité qui lui incombe dans le fonctionnement du service, c'est plus à la syphilis que s'intéresse Paul Spillmann, en ceci d'ailleurs s'alignant sur la plupart des universitaires de l'époque.

Après sa nomination à la Clinique Médicale B, en 1887, la direction du service des maladies cutanées est de nouveau confiée à des médecins dont l'activité dermatologique est purement épisodique : c'est d'abord Schmitt, qui reste en place jusqu'à ce qu'il obtienne, en 1891, la chaire de Thérapeutique et Matière Médicale ; puis Vautrin, chirurgien réputé, jusqu'en 1895 ; enfin, Février, chirurgien lui aussi et Médecin Inspecteur qui, en 1907, abandonne sa fonction hospitalière pour la direction du Service de Santé Militaire à Paris. Cette succession, pendant vingt ans, de responsables sans vocation dermatologique bien affirmée peut apparaître regrettable pour une discipline dont la connaissance exige au contraire une étude approfondie et qui, de toutes les sciences cliniques, est une de celles qui relèvent le plus d'une spécialisation poussée.

En 1908 s'ouvre enfin la période où la dermatologie nancéienne est conduite par des médecins qui lui consacrent exclusivement leur carrière. Le premier en date est Louis Spillmann (fils de Paul Spillmann). Interne des hôpitaux en 1896, chef de clinique en 1900, il est reçu en 1901 au concours d'agrégation (section de Médecine et de Médecine Légale). Son œuvre est d'abord d'un généraliste, concernant la neurologie, la pathologie infectieuse, la tuberculose. Une de ses publications, sur « l'emploi des rayons X dans une leucémie splénique», en 1904, témoigne d'un esprit d'avant-garde, ouvert aux techniques nouvelles. Sa culture étendue, son aptitude à prendre une vision large et complète des problèmes médicaux vont lui être d'une grande utilité quand lui sera confiée, le 1er novembre 1907, le vieux service de la Maison de Secours. La conception qu'il se fait de sa nouvelle affectation, lui-même la condensera plus tard en une seule phrase, dont certains de ses contemporains auraient bien fait de s'inspirer, car on y trouve déjà définie la règle qui pour la dermatologie moderne reste d'or : « La dermatologie est une branche très spéciale de la médecine, branche dont on ne peut entreprendre l'étude qu'après avoir acquis en médecine générale, tant à l'hôpital qu'au laboratoire, les connaissances indispensables à des recherches cliniques et expérimentales souvent laborieuses, toujours d'un haut intérêt scientifique ». D'emblée, le nouveau titulaire montre de remarquables qualités d'organisateur. Il est vrai que le service, dont les locaux sont d'une affligeante médiocrité, en a le plus grand besoin : presque exclusivement fréquenté par les vénériens et les indigents, il comporte une seule pièce pour les consultations, traitements et examens de laboratoire, le couloir tenant lieu de salle d'attente ; quant aux locaux d'hospitalisation, mal éclairés, mal ventilés, ils sont d'un aspect propre à décourager aussi bien les médecins que les malheureux malades. Aussi accueille-t-on avec soulagement le transfert de cet ensemble vétusté, en avril 1914, dans l'ancien couvent du Sacré-Cœur, devenu l'Hôpital Hippolyte-Maringer. Entre-temps, Louis Spillmann a opté pour une carrière exclusivement dermatologique, et de plus en plus son effort va porter sur la syphiligraphie et la lutte antivénérienne. Médecin consultant de la VIIIe Armée pendant la guerre de 1914-1918, il multiplie les conférences et les écrits sur le « péril vénérien » à l'intention des militaires. En 1919, il est nommé à la chaire des Maladies Syphilitiques et Cutanées, fondée le 24 mars, et sa leçon inaugurale comporte tout un programme de recherche, d'enseignement et d'éthique médicale. Six ans plus tard, il mène à bien la construction du Dispensaire Alfred-Fournier, auquel est intégré - déjà - un véritable amphithéâtre et dont le nom est également donné au service hospitalier, qui se distingue désormais de l'Hôpital Maringer : là, il met sur pied tout un système médico-social, qui a pour but le traitement et la surveillance des syphilitiques, ainsi que le dépistage des sujets contaminés - autant d'objectifs qui sont alors à l'ordre du jour et dont l'importance ne peut être comprise aujourd'hui que si l'on veut bien se représenter les conditions sociales de cette époque, l'ignorance du public, l'absence de toute organisation de dépistage, l'inquiétante recrudescence des maladies vénériennes à l'issue de la guerre, la fréquente insuffisance des moyens thérapeutiques... Ainsi Louis Spillmann finit-il par disposer de l'instrument qui doit lui permettre d'accomplir la tâche à laquelle il s'est voué, d'autant mieux que le décanat lui est ouvert dès 1926, faisant de l'Hôpital Fournier un centre de stratégie universitaire. Il est même légitime de dire qu'en organisant la défense antivénérienne en Lorraine il est de ceux qui ont tenu en France un rôle capital dans la lutte menée contre cette maladie qui, dans le contexte du temps, méritait son nom de « fléau syphilitique ».

Après sa mort, survenue en 1940, la formation de fondamentaliste et de clinicien acquise par Jules Watrin le fait apparaître comme le successeur qui s'impose. Interne de Spillmann en 1909, puis son premier chef de clinique en 1913, il s'oriente en même temps vers une carrière d'homme de science, se façonnant à l'école du laboratoire. Prosecteur d'Anatomie, il travaille également au Laboratoire d'Histologie, où il est l'élève d'Ancel et Bouin. L'Ecole nancéienne se distingue alors par ses travaux sur les glandes endocrines périphériques et l'hypophyse : sous la direction de ces maîtres prestigieux, J. Watrin soutient une très belle thèse sur l'histologie de la capsule surrénale au cours de la gestation. Après la guerre, il parvient encore à mener de front ses recherches scientifiques et sa formation médicale : chef de travaux d'Histologie en 1920, au laboratoire de Rémy Collin, puis son agrégé en 1923, il est également devenu l'assistant de Spillmann et, en 1933, est chargé du cours de Propédeutique Dermatologique ; en 1938, il est nommé professeur d'Anatomie Pathologique ; trois ans plus tard, enfin, J. Watrin succède à son maître comme titulaire de la chaire de Dermatologie et de Syphiligraphie et chef de service hospitalier - fonctions qu'il assume jusqu'à sa mort, en 1955. Ses publications sont multiples et, conséquence heureuse de la double orientation de sa carrière, relèvent aussi bien de la recherche pure que de la clinique.

Ses études d'endocrinologie, qui représentent un important travail expérimental, concernent non seulement la capsule surrénale mais encore l'hypophyse et les glandes génitales. En même temps, la plupart de ses communications de dermatologie doivent au laboratoire de s'appuyer sur une très solide histo-pathologie. D'autre part, s'il poursuit l'action antivénérienne de son prédécesseur, la syphilis n'est plus pour lui l'objet prépondérant de son activité, et la meilleure part de celle-ci, somme toute, est requise par la dermatologie. Il s'intéresse tout particulièrement à la radiothérapie cutanée, alors débutante et dont on sait combien la manipulation peut être difficile et dangereuse. Vers la fin de sa carrière, il donne volontiers à ses publications une orientation de médecine générale, comme en témoignent les trois thèmes du VIIIe Congrès International des Dermatologistes et Syphiligraphes de Langue Française, qu'il organise et préside à Nancy, en 1953 : le lupus érythémateux aigu, les dermatomyosites et les géno-neurodermatoses. A ce rapide aperçu d'une féconde carrière, on mesure combien est profonde en J. Watrin la marque de l'expérimentateur et de l'histologiste qu'il fut avant de s'imposer comme dermatologue et anatomo-pathologiste. En définitive, n'est-ce pas à cette intime union du fondamentaliste et du clinicien que son œuvre doit de laisser entrevoir les prémices d'une dermatologie plus scientifique et plus complète - plus moderne, en un mot ? Au surplus, le courage dont il fit preuve peu avant sa mort, son abnégation totale en faveur de son élève ont été à ce point admirables que celui-ci, devenu son successeur, manquerait aujourd'hui à la plus élémentaire reconnaissance s'il n'en portait ici témoignage.

De nos jours, où nous vivons une période extraordinairement fertile en découvertes, d'autres possibilités de recherche et de traitement s'offrent sans cesse à notre attention : de nouveaux moyens d'exploration fonctionnelle permettent de rajeunir et même de transformer des chapitres, jusqu'ici demeurés à peu près classiques, de notre discipline ; l'immunologie moderne donne un intérêt nouveau à l'allergie dermatologique ; d'autres techniques, plus précises, sont adoptées par les laboratoires de sérologie ; la thermographie, les radio-isotopes sont autant de moyens d'investigation ou de traitement applicables à la dermatologie ; de son côté, le microscope électronique ouvre un champ d'étude qui nous apparaît encore illimité ; enfin, il n'est pas jusqu'à l'immigration en provenance des pays d'outre-mer qui ne nous amène à nous pencher sur la pathologie tropicale, dont on pouvait autrefois se permettre encore de n'avoir qu'une connaissance imparfaite. Ces quelques exemples ne peuvent donner qu'un rapide aperçu du riche potentiel de la dermatologie moderne. Ce dernier, à vrai dire, n'échappe nullement à l'attention des nouvelles générations d'internes, et leur enthousiasme raisonné apparaît à l'actuel chef de service comme un précieux encouragement à persévérer dans la voie ouverte par ses prédécesseurs.