1909-1976
ELOGE FUNEBRE
C'est un devoir particulièrement pénible et douloureux que d'évoquer la mémoire d'un ami très cher, surtout quand il disparaît brutalement en pleine activité et dans la force de l'âge, alors que rien ne pouvait faire penser à un semblable destin. Le Professeur Jean ROUSSEL nous a quittés en la veille de la fête de Noël après une maladie brutale entraînant une trop longue agonie entrecoupée d'espoirs bien vite déçus. La lutte qu'il a menée durant ces quelques semaines, les soins vigilants et actifs dont il a été entouré par ses proches comme par ses médecins n'ont pu arrêter la marche inexorable vers une issue que tous redoutaient dès les premiers instants.
Trois fois la mort aura frappé au cours d'une année la même génération de Maîtres de la Faculté, trois amis ont disparu l'un après l'autre, rappelant douloureusement une autre série de deuils qui, il y a 22 ans avait, en quelques mois, enlevé quatre de nos patrons et de nos amis : Jean GIRARD, Paul Louis DROUET, Jules WATRIN et René ROUSSEAUX dont le souvenir est resté si vivant dans la mémoire de tous ceux qui les ont connus. Ce sont ces années sombres qui marquent durement le cours de l'histoire de notre Faculté en y apportant le deuil et l'affliction.
Jean ROUSSEL était Franc-Comtois d'origine puisque c'est à Baume-les-Dames qu'il était né le 19 août 1909. Toute sa vie il restera fidèle à sa province natale dans laquelle il avait passé les jours heureux de sa jeunesse et accompli ses premières études. Ce comté de Bourgogne qu'il aimait à évoquer et dont il avait su apprécier le charme de ses horizons qu'il avait bien souvent fixé sur la toile par son habile pinceau.
Décidé de très bonne heure à accomplir une carrière médicale il pouvait opter au début de ses études à les accomplir soit à l'école de Besançon soit à la Faculté de Nancy dont dépendait cette école. Comme nombre de ses camarades c'est vers l'université lorraine qu'il s'orienta, il savait y retrouver parmi ses maîtres d'alors plusieurs compatriotes franc-comtois dont le renom exerçait une attirance toute particulière : tels les professeurs CAUSSADE et CHALNOT dont il devait devenir un des meilleurs élèves.
Et c'est tout de suite une carrière qui s'annonce brillante aussi bien universitaire qu'hospitalière. Elle débute en 1930 par le concours d'externat puis en 1934 par celui de l'internat des Hôpitaux dans une promotion très limitée, alors à cinq lauréats où se trouvaient BRIQUEL, PENIN lui aussi déjà disparu, WEILL et LEGAIT. C'est la médecine générale qui l'attire tout d'abord, interne à la consultation de médecine alors brillamment assumée par le Docteur Louis MATHIEU. Il passe ensuite une année au service du Professeur ETIENNE, mais pour compléter sa culture générale il est attaché durant un an à la clinique chirurgicale dirigée par le Professeur HAMANT. La fin de son internat l'amène en pédiatrie sous la direction du Professeur CAUSSADE dans le service duquel il demeurera longtemps comme interne puis comme chef de clinique.
En ces années d'avant 1939 l'incertitude pèse gravement sur les jeunes générations et l'avenir apparaît bien sombre. Puis la guerre éclate au cours de laquelle ROUSSEL exerce avec dévouement et courage sa mission de médecin militaire, brillante conduite qui lui vaut une citation et l'attribution de la Croix de Guerre. Revenu à Nancy, il va vivre comme tous ses amis les années sombres de l'occupation durant lesquelles la hantise du lendemain et du sort réservé à la Lorraine sont la préoccupation de tous les instants. Et pourtant il faut prendre des décisions pour vivre, j'allais même dire pour survivre. D'ailleurs notre ami n'est plus seul dans l'existence puisqu'il vient de fonder un foyer heureux en s'unissant à une de ses camarades d'étude dont tous nous apprécions les brillantes qualités de coeur, de courage et de travail.
Les circonstances le décident alors à s'intéresser tout particulièrement à l'électroradiologie. A l'époque les moyens techniques dont disposait cette discipline n'avaient pas encore atteint le degré de précision et de complexité qu'elle n'a acquis qu'au cours de ces dernières années. Le nombre des radiologistes était assez restreint, le service de radiologie de l'Hôpital Central était débordé de travail et ne disposait que d'une installation matérielle assez réduite compliquant singulièrement le travail du personnel.
Appelé fréquemment à fréquenter ce service jouxtant la pédiatrie, Jean ROUSSEL s'intéressa tout spécialement à ces explorations sous la direction du Professeur LAMY dont il devient le collaborateur. Rapidement il va s'orienter d'une façon définitive vers l'électroradiologie, aussi bien dans le domaine hospitalier que dans celui de la pratique privée ayant pris la décision d'assumer la succession vacante d'un confrère. Dans cette orientation et cette tâche nouvelle, il va se consacrer avec la même ardeur, la même conscience et la même persévérance que celles qu'il avait mises dans ses études et ses fonctions hospitalières. C'est ainsi qu'il s'adonna tout d'abord au diagnostic radiologique, élément primordial de l'époque aussi bien dans le domaine des lésions squelettiques que dans celui beaucoup plus délicat de l'exploration des différents organes qu'ils soient thoraciques ou abdominaux. Il acquit ainsi une expérience diagnostique très sûre dans le domaine des affections digestives dont il précisa les moyens d'explorations et décrivit avec une grande netteté les images lésionnelles. Faisant part de ses constatations et de ses observations dans les réunions scientifiques par des présentations et des communications très instructives et très fouillées. Il réunit, dans une monographie importante l'ensemble de ses observations sur les images curieuses de l'estomac dit « en cascade ». Il n'est guère de sujets de l'exploration radiologique qui n'ait fait alors l'objet de ses travaux.
Son goût pour la recherche et pour l'enseignement lui faisait tout naturellement souhaiter de parvenir à une carrière universitaire. La Faculté de Nancy ne possédait pas jusqu'alors d'enseignant dans la discipline électroradiologique, son voeu était de combler cette grave lacune par la création d'une place d'agrégé qui fut finalement obtenue en 1952. Brillamment reçu à ce concours Jean ROUSSEL entrait dès lors dans le corps enseignant de notre Faculté où il devait manifester durant vingt-cinq années ses qualités pédagogiques et cliniques.
Le Centre Régional de lutte contre le cancer, dirigé alors par le Professeur FLORENTIN, disposait d'un important secteur de radiothérapie qui n'avait pas de chef responsable direct. Aussi dès sa nomination au grade d'agrégé Jean ROUSSEL fut pressenti par le Professeur FLORENTIN pour devenir son collaborateur direct, il devait le rester pendant plus de vingt ans. Le problème du traitement physique du cancer va devenir alors la préoccupation majeure du Professeur ROUSSEL. Dirigeant et contrôlant les thérapeutiques il se veut d'être à la pointe du progrès et de perfectionner sans cesse l'appareillage de plus en plus complexe dont on pouvait espérer des effets bénéfiques. Dans la misérable installation de l'ancien centre de radiothérapie il arrive cependant à faire installer des appareils de plus en plus perfectionnés, en particulier un accélérateur linéaire de particules.
Dès 1957 le Professeur FLORENTIN le fait nommer sous-directeur du Centre. Il va s'adonner avec beaucoup de dévouement à cette tâche s'occupant dès lors très activement des problèmes administratifs. Il va poursuivre avec persévérance et ténacité le programme de construction d'un nouvel établissement. Je sais personnellement, ayant été membre du Conseil d'administration de cette maison pendant plus de dix ans, toutes les demandes, toutes les discussions, toutes les réunions qui ont été nécessaires pour faire retenir ce projet par les autorités administratives responsables. ROUSSEL, porte-parole du Conseil, a eu le mérite de mettre l'affaire en bonne route. Grâce au dynamisme et à la persévérance du professeur CHARDOT, nouveau directeur du Centre, ce projet a été finalement mené à bien avec des qualités de technicité et de confort qui méritent l'admiration de tous.
La carrière universitaire de Jean ROUSSEL devait tout naturellement le conduire vers une place de professeur titulaire. C'est avec grande joie que tous ses collègues virent leur voeu réalisé le 1er janvier 1957 par la création d'une chaire d'électroradiologie médicale spécialement créée pour lui. Entrant ainsi au Conseil, ses collègues devaient immédiatement lui témoigner leur confiance en le désignant comme membre du Conseil de l'Université. C'est dans ces conditions qu'il devint mon collaborateur en 1960 comme assesseur dans mes fonctions de Doyen. Jean ROUSSEL prit à coeur ces nouvelles responsabilités avec une exactitude et une ponctualité exemplaires, me déchargeant des tâches administratives routinières, prenant avec une parfaite justice et un grand sens de l'équité les décisions quotidiennes. Envisageant, toujours en plein accord avec moi, la solution qui nous paraissait la meilleure quand un problème délicat se présentait. Ami de toujours j'ai pu apprécier davantage durant cette collaboration ses remarquables qualités et tout son dévouement.
Il y a quelques années seulement, la construction du nouvel Hôpital de Brabois nécessitait la présence d'un chef averti et très compétent pour assurer la direction du service d'électroradiologie de ce bel ensemble. Responsable de la chaire d'électroradiologie clinique Jean ROUSSEL ne pouvait se dérober à cette nouvelle tâche. Il s'y adonne complètement, abandonnant sa clientèle privée pour pouvoir se consacrer pleinement à l'installation de ce nouveau service. Favorisé par un important crédit d'équipement, il peut porter son choix sur les appareils les plus perfectionnés, les disposant dans un ordre rationnel, cherchant à rendre le moins pénible possible pour ses malades des examens souvent longs et éprouvants. Le service de radiologie de l'hôpital de Brabois est certainement à l'heure présente l'un des mieux équipés d'Europe. C'est avec satisfaction et fierté que notre ami aimait à le faire visiter et à y travailler. Ce magnifique couronnement de carrière devait hélas durer pour lui bien peu de temps.
Médecin dans toute la plénitude du terme, Jean ROUSSEL savait accueillir les malades avec une grande bonté, les écouter comme les rassurer. Pendant les longues années qu'il passa au service de pédiatrie, il sut comprendre la détresse si fréquente chez les enfants malades, les consoler au besoin, et s'en faire aimer. Ce n'était là qu'un des aspects de sa personnalité si attachante. Tous ses amis ont pu apprécier ses qualités de coeur. D'un caractère toujours égal, d'un abord cordial et franc, il incarnait une certaine sérénité rassurante. La solidité et la fidélité de son amitié étaient sans faille. Tous les problèmes trouvaient auprès de lui une solution de grande sagesse.
Il ne comptait par suite que des amis... Et tout cela était heureusement complété par un tempérament artistique affiné. Jean ROUSSEL avait un don indéniable pour le dessin comme pour la peinture. C'est d'un crayon ou d'une plume assurés ou parfois mordants que, jeune interne, il a couvert les cahiers de la salle de garde de ces charges caricaturales toujours exactes et spirituelles, jamais méchantes, saisissant ses sujets sur le vif, il savait en quelques instants en fixer les traits caractéristiques. Mais sa plus grande passion était la peinture. Que de fois l'ai-je accompagné le dimanche ou les jours de vacances dans cette campagne lorraine qu'il admirait tant. Muni de son chevalet, de ses pinceaux et de ses couleurs, il passait de longues heures à fixer sur la toile les paysages qu'il avait choisis. Et c'est un bel ensemble qu'il a réalisé ainsi au cours des années. Il appréciait avec beaucoup de justesse la peinture des autres suivant assidûment les vernissages et les expositions. Les grands Maîtres le captivaient tout spécialement. Si ses préférences allaient en particulier vers le XVII et XVIII, les autres écoles l'intéressaient grandement. Il sut ainsi s'entourer d'excellentes peintures et put, la chance aidant, dénicher pour sa collection, un bois peint d'un Maître lorrain dont la renommée est devenue extraordinaire de nos jours.
Membre du Conseil Municipal, Jean ROUSSEL fut tout naturellement délégué aux Beaux Arts et son action fut déterminante pour l'enrichissement du Musée de la Place Stanislas. C'est pour beaucoup grâce à son intermédiaire que l'importante collection Galilé faite d'un ensemble de toiles modernes, dont certaines de valeur, peut être aujourd'hui exposée et admirée du public.
Et maintenant notre ultime pensée va vers ceux qu'il a laissés dans la peine et dans l'affliction et qui appartiennent à notre grande famille médicale. Rien n'est plus douloureux que l'oubli... Qu'ils sachent tous que le souvenir de leur mari et de leur père reste profondément ancré dans la mémoire de tous ceux, et ils sont nombreux, qui ont été ses camarades, ses amis, ses collègues, ses collaborateurs et ses élèves. Puisse ce seul témoignage apporter quelque réconfort à leur immense douleur.
Professeur A. BEAU