1872-1969
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ELOGE FUNEBRE
Le mardi 1er avril 1969, ce furent seulement cinq collègues en robe, auxquels s'était joint le Professeur NORDMANN, de Strasbourg, qui se sont trouvés réunis en l'église Saint-Sébastien, au premier rang d'une grande assistance comprenant quelques collègues et de nombreux médecins, autour de la dépouille mortelle du Professeur Paul JEANDELIZE, décédé le 29 mars. Notre Doyen, bien que souffrant, s'était imposé courageusement de présider cette délégation officielle car il avait judicieusement prévu que la période des sacro-saintes vacances et l'heure gênante de la cérémonie d'obsèques dans l'après-midi, réduiraient beaucoup la participation de notre Faculté par rapport à la représentation d'autres Institutions dont faisait partie le défunt ; de fait, l'Académie de Stanislas, en particulier, avait envoyé une délégation incomparablement plus importante que la Faculté de Médecine. Il est vrai que le Professeur Paul JEANDELIZE, ayant été atteint par la limite d'âge en 1939, était devenu, et largement, un homme du passé de notre Faculté. C'est une raison supplémentaire à celle de la tradition pour faire revivre ici son souvenir, au moins quelques instants, en hommage à sa mémoire.
Né à Metz le 29 septembre 1872, dernier inscrit sur le registre d'Etat civil français après le désastre de la guerre de 1870, il dut émigrer avec sa famille en Lorraine non annexée. Après de solides études secondaires, il prépara d'abord les examens d'entrée aux grandes Ecoles Scientifiques, puis, changeant de direction, il opta pour la médecine. Externe des Hôpitaux de 1895 à 7899, Interne des Hôpitaux de 1899 à 1901, il se dirigea vers la physiologie; chef de travaux de Physiologie de 1907 à 1910, il fut admissible en 1910 au concours d'agrégation de physiologie, après avoir soutenu, en 1903, une thèse sur l'insuffisance thyroïdienne et para-thyroïdienne. Thèse remarquable, tant par son volume, inhabituel à l'époque (824 pages imprimées), que par sa documentation qui, selon le Doyen MERKLEN, a très longtemps représenté l'ouvrage de référence dans ce domaine. Mais 40 autres publications sur le corps thyroïde en rapport avec le squelette, la pression artérielle, les défenses de l'organisme, le thymus, les glandes génitales, ainsi que sur la physiologie des glandes génitales, du cœur et des reins attestent de l'activité de la Faculté à cette époque dans le domaine de l'endocrinologie, la plupart de ces travaux étant signés en collaboration avec les Professeurs HAUSALTER, RICHON, ETIENNE, SPILLMANN et Jacques PARISOT.
Tout en poursuivant ces travaux physiologiques, M. JEANDELIZE avait décidé une orientation professionnelle en Ophtalmologie. Ses tendances l'avaient de suite orienté vers la physiologie de la vision binoculaire et dès 1912, il publiait une note à ce sujet à la Société de Biologie ; en 1913, il faisait connaître, toujours à la réunion Biologique de Nancy, les premiers résultats des expériences physiologiques de REMY publiés par ce dernier seulement en 1919. En 1914, M. JEANDELIZE proposait une modification du synoscope, appareil d'étude et de traitement de la vision binoculaire, autre preuve de sa pénétration en ophtalmologie par l'intermédiaire de la physiologie.
A la guerre de 1914, il est Médecin-Chef du 367ème Régiment d'Infanterie et assiste les combattants du Bois-le-Prêtre. Puis il est appelé comme Ophtalmologiste de la 4ème Armée, à Brienne-le-Château, pour être ensuite nommé adjoint, en 1916, puis chef, en 1917, au Centre ophtalmologique de la V Région, à Orléans, qui fut, pendant la Grande Guerre, un des Centres ophtalmologiques les plus importants de chirurgie de guerre.
Ses contacts ophtalmologiques, avant guerre et durant la guerre, l'avaient mis en rapport avec le Professeur de LAPERSONNE qui, titulaire de la Chaire à Paris, représentait, à l'époque, le grand Maître de l'Ophtalmologie française. C'est le Professeur de LAPERSONNE qui décida M. JEANDELIZE à poursuivre la carrière universitaire mais en abandonnant la physiologie pour s'orienter vers l'ophtalmologie. M. JEANDELIZE fut reçu au concours d'Agrégation d'Ophtalmologie en 1920 et remplit pendant un an les fonctions d'agrégé auprès du Titulaire de la chaire, le Professeur ROHMER. Il succéda à ce dernier comme directeur de la Clinique ophtalmologique en 1921, et comme Professeur de Clinique Ophtalmologique en 1928.
Les travaux, purement ophtalmologiques du Professeur JEANDELIZE, concernent à peu près tous les domaines de la Spécialité et je ne les détaillerai pas ; outre la physiologie et la pathologie de la vision binoculaire déjà signalées, ce sont peut-être les travaux sur « l'oeil et l'hypophyse » qui, avec son élève et ami, le Professeur DROUET, devaient, notamment comme rapporteur au Congrès International d'Ophtalmologie au Caire, en 1939, lui procurer le plus de satisfaction, sans doute en réminiscence de son orientation physiologique première. Pourtant, en chirurgie ophtalmologique, comme auteur d'un procédé personnel de réfection plastique des voies lacrymales et surtout comme thérapeute du décollement de rétine, il devait obtenir une notoriété dépassant de loin nos frontières : il convient en effet de rappeler que c'est le Professeur JEANDELIZE qui, le premier en France, a pratiqué l'opération du décollement de rétine à l'aide des méthodes diathermiques qui sont, encore aujourd'hui, les procédés les plus répandus pour le traitement de cette affection. J'ai été le témoin de cette première opération, réalisée avec un appareil de diathermie acquis par M. JEANDELIZE personnellement, la Commission des Hospices ayant refusé d'acheter cet appareil ; ce refus était survenu après une curieuse sollicitation, par la Commission des Hospices, de l'avis d'un très vieil ophtalmologiste praticien de la ville dont l'instrumentation était notoirement préhistorique et qui avait répondu qu'il ne voyait pas à quel usage un tel appareil pouvait être destiné en ophtalmologie. Peut-être a-t-il compris par la suite, quand M. JEANDELIZE a publié ses résultats donnant 75 % de guérisons et quand une délégation d'ophtalmologistes parisiens, Professeur TERRIEN en tête, est venue à Nancy examiner les opérés et s'initier à la technique nouvelle d'opération du décollement de la rétine.
Son enseignement aux Etudiants de Cinquième année, qui existaient encore à cette époque, était clair et vivement apprécié, procurant à chacun le minimum obligatoire de connaissance de la Spécialité, nécessité complètement oubliée aujourd'hui et pourtant restant indispensable pour exercer la médecine générale sans faute lourde. Son enseignement aux étudiants de la Spécialité était fait du don total de lui-même au service de leur formation clinique et chirurgicale et tous ses élèves sans exception lui ont gardé un filial attachement. Il comprit très tôt la nécessité de l'enseignement post-universitaire, organisant des cours de perfectionnement, par exemple sur la biomicroscopie, dès l'apparition en 1928 de la lampe à fente. C'est aussi dans l'intention d'un enseignement post-universitaire qu'il avait fondé, en 1925, la Société d'Ophtalmologie de l'Est de la France, première filiale de la Société d'Ophtalmologie de Paris, invitant chaque ophtalmologiste praticien à apporter les faits cliniques qui, repris en discussion générale, devaient servir à l'enseignement de tous.
Ayant très sommairement rappelé la carrière, les travaux et l'enseignement du Professeur JEANDELIZE, il me reste, et c'est certainement le plus difficile, à faire revivre le caractère de l'homme qu'il était. Les collègues qui l'ont connu ne me démentiront pas si je dis que le trait dominant de sa personnalité était la bonté. Interprétée parfois pour de la faiblesse, cette bonté était souvent moquée dans les revues d'Internat ; c'est qu'un examen avec le Professeur JEANDELIZE était une dure épreuve ; non pour le candidat mais pour l'examinateur. A l'étudiant, dont, malgré tous ses efforts, il était navré de ne pouvoir rien tirer, il disait : « Je vais vous donner la réponse à la question posée, mais promettez-moi de bien retenir mes explications » ; promesse facilement obtenue, il lui mettait la moyenne. C'est qu'il avait scrupule, au nom de l'Ophtalmologie, à entraver la carrière d'un étudiant en médecine. Une seule fois, je crois, il est resté dune fermeté inébranlable avec un étudiant : ce fut vis-à-vis d'un externe (devenu par la suite brillant professeur malheureusement trop tôt disparu) qui, absolument désorienté en chambre noire, avait été défaillant dans son stage d'externe ; M. JEANDELIZE, parce qu'il estimait que cette absence avait été préjudiciable aux malades, avait exigé le passage en conseil de discipline.
En vérité, M. JEANDELIZE était d'une bonté quasi-évangélique. Jamais personne n'a pu l'entendre proférer vis-à-vis de quiconque la moindre critique particulière. Le Professeur DE LAVERGNE m'a dit très justement un jour à son sujet : « L'idée même d'avoir pu heurter quelqu'un, même involontairement ou indirectement, lui était insupportable ». Ainsi s'expliquent les excuses qu'il croyait devoir présenter au plus humble de ses collaborateurs quand, au cours d'une opération, il lui arrivait de s'énerver d'un geste insuffisant ou malhabile. L'opération terminée, il vous invitait à venir dans son bureau et, toutes portes fermées, il exprimait des regrets pour son impatience, désirant être certain qu'on ne lui en tenait pas rigueur : beaucoup d'externes et d'internes se sont trouvés gênés d'une délicatesse à leur égard de caractère si peu mandarinal.
Mais s'il était scrupuleusement bon et tolérant avec les hommes, il était sévère sur les principes. Avec vigueur, il combattait ce qu'il considérait comme des erreurs, tant sur le plan scientifique qu'universitaire ou moral. Après sa mise à la retraite, l'évolution de la carrière universitaire et de l'enseignement médical, qu'il suivait attentivement, ne serait-ce que par les comptes rendus de nos assemblées de Faculté, n'avait pas toujours son acquiescement. Bien des fois il m'a dit : « J'ai commencé, avant la médecine, une carrière scientifique et ne suis donc pas suspect de méconnaître l'intérêt des bases mathématiques et physiques pour la formation médicale ; mais je trouve que, dans cette direction, l'on va vraiment trop loin pour la formation du médecin praticien qui, par ailleurs, manque tellement d'enseignement clinique, théorique et pratique ».
A propos de la réforme, il n'a pas apprécié l'emprisonnement des enseignants dans le régime du plein temps, surtout non préparé par des structures hospitalières convenables. Et pourtant lui-même s'était toujours imposé une limitation à trois après-midi de consultations personnelles par semaine. Il estimait que ces trois après-midi dans son cabinet privé était une occupation suffisante, mais nécessaire à l'accomplissement de la tâche de Professeur de clinique afin de maintenir, dans les conditions réelles de l'exercice professionnel, un minimum de vraie clientèle, indispensable pour comprendre les praticiens et les malades, et mieux conseiller les uns et les autres.
La violence de l'agitation estudiantine de l'année dernière l'avait profondément attristé. Lui, dont toute la vie d'enseignant fut si remplie de sollicitude envers les étudiants, il m'a parlé d'eux en des termes très proches de ceux par lesquels devait, très peu de jours avant la mort de M. JEANDELIZE, s'exprimer Paul MORAND dans son discours de réception à l'Académie Française : « Ces adolescents, je voudrais les chérir, mais je me sens infirme devant eux ; je ne sais où placer une affection qu'ils récusent : c'est déjà difficile d'aimer qui vous aime, mais comment tendre les bras à qui ne veut pas être aimé ? Le seul bien qu'ils attendent de moi, c'est que je m'en aille ; qu'ils me laissent seulement m'éloigner en prenant ma part de leur peine. Que dire à des orphelins qui sont, en même temps, des parricides ? Ils nous demandent quel sera l'avenir de la jeunesse ; comment leur répondre que l'avenir de la jeunesse, c'est la vieillesse ? »
Cette vieillesse, M. JEANDELIZE sut la pousser jusqu'à des limites presque supra-physiologiques en gardant, à 97 ans, dans un corps fortement voûté, une mémoire et une intelligence absolument intactes. Deux jours avant sa mort, j'ai eu, tard dans la soirée comme à l'accoutumée, une longue conversation téléphonique avec lui : il était, ainsi que je l'ai toujours connu, parfaitement lucide et particulièrement charitable dans les paroles de condoléances qu'il m'adressait pour un deuil personnel. Cette vieillesse fut heureuse dans la tendresse conjugale d'un ménage exemplaire, au sein d'une grande et noble famille, au contact de souvenirs lorrains précieux, dans la satisfaction d'une longue vie bien remplie au service des malades, de l'enseignement et de la recherche médicale.
Pour tous ceux qui, restant imprégnés de la majesté des institutions universitaires traditionnelles, refusent de céder dans leur coeur à l'actuelle tendance généralisée d'iconoclasie, la mémoire du Professeur JEANDELIZE persistera en exemple impérissable dans la galerie des Maîtres qui ont fait la haute réputation d'un établissement d'enseignement qui avait le droit, alors sans conteste, de s'appeler, simplement mais avec honneur, la Faculté de Médecine de Nancy.
Professeur C. THOMAS