L'anatomie pathologique moderne
son évolution
et ses tendances
Leçon inaugurale du Professeur WATRIN
Au seuil d'une nouvelle étape de ma carrière universitaire, je tiens
à placer mes paroles liminaires sous le signe de la reconnaissance que je conserve à mes Maîtres, présents et disparus, pour m'avoir conduit d'une autorité diligente et
sûre jusqu'aux degrés de cette chaire magistrale.
Mes mérites, à mes yeux, demeurent de bien peu de poids et ce n'est pas en eux, mais dans la manifestation de confiante estime qui se dégage du concert de vos suffrages, Messieurs les Professeurs, que je découvre le sens profond de la mission qui vient de m'être confiée.
Si vous avez bien voulu, en m'accueillant au milieu de vous, me juger digne de transmettre aux jeunes
générations la tradition de probité
scientifique qui assure à la Faculté de Nancy son sur rayonnement dans
l'Université Française, il ne m'échappe
pas qu'en me désignant à l'agrément de M. le Recteur, de la Section permanente du Conseil Supérieur
de l’instruction publique et de M. le
Ministre de l'Education Nationale, vous
avez obéi à un sentiment de sympathie personnelle dont ma gratitude n'aura garde de perdre le souvenir.
Cette gratitude monte avec une particulière émotion vers vous, M. le Doyen, dont l'éloquence persuasive - si souvent dépensée en haut lieu, avec bonheur, au service de notre Faculté a su dissiper quelque crainte que mon orientation clinique ne portât ombrage à l'enseignement technique que je n'avais pas redouté de solliciter.
Vous n'avez pas hésité à vous porter garant que l'anatomie et l'histologie, auxquelles s'étaient vouées passionnément les premières années de ma carrière, avaient imprégné ma formation de manière assez décisive pour que je ne sois pas taxé de témérité, en laissant mon âge mûr s'adonner à nouveau à toutes leurs séductions avec la foi ardente de mes débuts.
Il ne vous a pas suffi de
m'accorder l'honneur de vos encouragements, quand je me suis ouvert à
vous de mes intentions. Vous avez tenu à
rapporter vous-même mes titres à l'accession de cette chaire et, le jour venu, vous l'avez fait en y ajoutant un tel accent de conviction que votre
talent, dépassant mes mérites, a
entraîné le vote qui devait si grandement m'honorer.
Messieurs les Etudiants, mes chers amis, en venant aujourd’hui si
nombreux à cette solennité, vous remplissez mon âme d'un trouble qu’il lui est
difficile de contenir, et cependant, nul peut-être
plus que moi, n'est familiarisé avec les bancs de cet amphithéâtre où, il y a bien longtemps,
jeune étudiant de deuxième année, j'enseignais l'ostéologie à mes camarades de
première année. Je venais d'être désigné par M le Professeur NICOLAS comme aide
d'anatomie pour remplacer mon camarade HAMANT qui succédait lui-même, comme prosecteur: à M. COLLIN, devenu professeur agrégé d'histologie à la suite du
concours de 1907 dont il
sortait brillamment premier. Quelques mois plus tard, M. le Professeur NICOLAS était
nommé à Paris et c'est M. le
Professeur ANCELqui le remplaçait à
la tête du laboratoire d'anatomie. Ceux d'entre vous qui n'ont pas eu le
privilège de le connaître, ont certainement
entendu parler de ce maitre éminent, qui se plaisait à cacher, sous un aspect
un peu rude, la plus exquise bienveillance : il
exigeait de ses collaborateurs l'application, la ténacité, l'effort
total qu'il s'imposait à lui-même. Expérimentateur passionné, il ne quittait le
silence de son laboratoire que pour emplir cet amphithéâtre de son éloquence précise mise au service d'un sens didactique
incomparable. Il exerçait un tel ascendant sur ses élèves que je trouvai
bien courtes les sept années que je passai
dans son laboratoire comme aide d'anatomie d'abord, comme prosecteur
ensuite. C'est sous sa direction que je m’initiai à la recherche scientifique et que j'entrepris mes premiers travaux d'histo-physiologie
et d'endocrinologie. Aussi quand, en 1919, au lendemain de la guerre, il jugea, quelque amertume qu’'i1
éprouvât de quitter la Lorraine, qu'il était de son devoir d'aller rejoindre à
Strasbourg ses amis, les Professeurs BOUINet SENCERT pour les aider à
relever le flambeau du génie français sur les rives, reconquises du
Rhin, il fallut toute l'affectueuse
insistance de M. le Professeur Louis SPILLMANN dont j'étais devenu le chef de
clinique, pour me retenir à Nancy. Je quittai alors le laboratoire d'anatomie
pour celui d'histologie, où M. le Professeur COLLIN m'accueillait comme chef de travaux, le 1er février 1920. Là aussi, les années s’écoulèrent trop rapides, tant l'ambiance était
réconfortante, et c'est avec regret que je dûs me séparer- de ce maître à
l'expiration de mon mandat d'agrégé.
Du reste, vous connaissez tous, anciens et jeunes, le Professeur COLLIN. Je m’en voudrais de blesser sa modestie ; qu'il me permette cependant de vous dire qu'à travailler à ses cotés, on devient meilleur et qu’en y
développant son goût du labeur, on y acquiert la passion de la vérité. Si la probité dont
je parlais tout à l’heure est la plus belle qualité du savant, c'est à coup sûr à ce titre parmi
beaucoup d’autres que M. le Professeur COLLIN s’est classé au premier rang
des biologistes français.
Une telle empreinte aurait dû suffire à cristalliser mes efforts, et certains
de mes maîtres ont pu regretter et regrettent peut-être encore qu'il n'en ait pas
été ainsi, mais ils me pardonneront, j’en
suis certain, quand ils sauront que c'est sur les conseils de M. le Professeur ANCEL, lui-même, que je m'intéressai à la clinique. Je m'engageai donc dans la voie des
concours et devins, successivement externe, puis interne, et enfin chef de c1inique. Des maîtres, qui guidèrent mes premiers pas dans l’étude de la pathologie,
vous êtes le seul survivant, cher M. le Doyen. C'est chez votre vénéré père que je préparai l'internat en compagnie de mon ami CAUSSADE, entraîné à l'examen de
malades par notre chef de
clinique d'alors, le Docteur Jacques PARISOT. La clinique, que dirige M. le
Professeur PERRIN, retentit encore des leçons lumineuses que le Professeur Paul SPILLMANN « Le Maître » comme nous l'appelions dans un sentiment
de respectueuse admiration,
dispensait â un auditoire avide de s'instruire.
Nul, autant que lui, n'a joui auprès du corps médical lorrain d'une popularité d'aussi bon aloi, nul n'a été aussi attaché à ses élèves, sinon ses élèves eux-mêmes.
Le Professeur BERNHEIM, chez qui j'accomplis ma deuxième année d'externat, n'était pas seulement un neurologue et un psychothérapeute universellement connu, c'était surtout et avant tout un grand clinicien, très épris de son art, à l'esprit finement observateur et dont les conceptions anatomo-cliniques étaient inspirées du plus pur esprit morganien.
En octobre 1909, ayant terminé ma troisième année d'études, je me présentai au concours de l'internat et ayant
eu la joie d'être admis, je sollicitai
une place dans votre service, Monsieur le Doyen. Votre acceptation
décida de l'orientation de ma carrière clinique, et comme je vous le disais, il
y a déjà quatre ans au cours de votre fête jubilaire, c'est moins la science
que vous enseigniez, que votre don
d'enseigner et que surtout votre jugement
fait de bon sens et de cœur, qui entraînèrent ma décision. Vous l’aviez
du reste pressentie puisque vous demandiez et obteniez une création d'un emploi de chef de clinique de dermatologie et de syphiligraphie, mais vous
teniez essentiellement à ce
que la spécialisation, loin d'être excessive ou prématurée, fut
marquée au coin dune solide éducation clinique
et se doublât d'une forte empreinte scientifique. Sur vos conseils, j'accomplis
ma deuxième année d'internat
chez le Professeur SCHMITT, qui venait de remplacer M. BERNHEIM et ma
troisième année chez le disciple préféré de
votre père, le Professeur HAUSHALTER. Les deux Maîtres avaient des qualités
communes, un sens aigu de l'observation clinique, un cœur doué
d'une extrême sensibilité :
l'un et l'autre aimaient leurs élèves comme ils aimaient leurs malades.
C’est sur votre recommandation également que je quittai momentanément
Nancy, pour aller dans cette mine inépuisable qu'est l’Hôpital Saint-Louis, recueillir les savantes leçons des docteurs BROCQ et DARIER, qui en 1903, étaient
les plus illustres représentants de la dermatologie française. Grâce à
la complaisance de leurs chefs de
laboratoire respectifs, les docteurs PAUTRIER et CIVATTE, déjà des
maîtres à l'époque, je pus scruter à loisir
leur magnifique collection d'histopathologie cutanée. Aussi c'est plein
d'enthousiasme que je me consacrai, sous votre
direction, à l'étude de la dermatologie et fine je vous demandai, à
l'expiration de mes fonctions de chef de clinique, de rester votre assistant et de me consacrer plus
spécialement à l'étude anatomo-pathologique
de la peau.
Depuis bientôt un quart de siècle, dans les locaux modestes de la
Maison de Secours, puis à l'Hôpital Maringer, enfin à l’Hôpital Fourrier, notre collaboration s'est
développée sans heurts, sans
difficultés. Je sais ce que je dois à vos enseignements, à vos conseils,
et pour tout dire à l'affection avec laquelle
vous vous êtes inlassablement penché sur mes travaux. Votre expérience
a su guider mes incertitudes, votre sollicitude a suivi avec intérêt les étapes
de ma carrière scientifique et clinique,
et votre dévouement m'a aidé à franchir celle qui me vaut aujourd'hui l'insigne
honneur de devenir votre collègue. Je vous en remercie du plus profond de mon
cœur et vous demande de trouver dans
l'hommage solennellement renouvelé ici de mon indéfectible attachement,
l'expression la plus pure de ma très vive
et déférente reconnaissance.
Permettez en outre au nouveau professeur de manifester publiquement son admiration au Doyen, qui a toujours mis au service des causes qui lui paraissaient les plus justes, toute son énergie et toute son autorité, et qui, par l'aménité de son caractère, la finesse et la droiture de son jugement, la verve captivante de sa parole, s'est vu renouveler par cinq mandats successifs la confiance unanime de la Faculté.
MESSIEURS
La chaire d'anatomie pathologique n'a eu, depuis sa fondation à Nancy, que trois titulaires, mais qui l'ont
illustrée de telle façon que leur
souvenir rend bien périlleuse pour moi la succession que je recueille.
Le Professeur FELTZ, agrégé de
la Faculté de Strasbourg-, quitta cette ville en 1872 lors
du transfert de la Faculté alsacienne
dans la capitale lorraine. Il fut nommé professeur d'anatomie et de physiologie pathologique : ses
leçons, empreintes d'un cachet très original, furent suivies par de nombreuses
générations d'étudiants, qui gardèrent
à ce Maître, un souvenir bien particulier. C’était, en outre, un savant de
mérite qui avait le gout de la
recherche expérimentale ; ses travaux sur la présence des infusoires et sur l'état du sang dans les maladies infectieuses, son
traité des embolies capillaires, ses études sur le virus charbonneux, sur
l'urémie expérimentale, lui avaient acquis une haute notoriété et lui valurent d'être nominé membre correspondant de l'Académie de Médecine.
Le Professeur BARABAN qui lui
succéda, après une courte suppléance de Paul HAUSHALTER était agrégé de chirurgie, nais il n'avait
pour cette discipline qu'une affection modérée. C'était un homme de laboratoire, qui avait acquis, dans le service du professeur FELTZ, une connaissance approfondie des choses du microscope et qui occupa du reste pendant deux années la
chaire d'histologie avant de prendre possession de celle d'anatomie
pathologique. Doué d'une solide mémoire, observateur
perspicace, patient, attentif-, il avait conservé très précis le souvenir d'innombrables
constatations nécrosiques et microscopiques et se plaisait à les exposer dans le cadre familier du laboratoire ou de la salle de travaux pratiques.
M. le Professeur HOCHE, qui le remplaça en 1905, ne fut nommé professeur titulaire qu'en 1910. Il n'en reste pas moins acquis qu'il a initié 32 promotions d'étudiants à l'étude de l'anatomie pathologique : c'est là un titre enviable, auquel s'en joignirent bien d'autres, au cours de sa longue carrière de professeur. Agrégé de médecine au concours de 1903, il se sentait attiré vers la clinique et c'est dans cet esprit qu'il conçut l'enseignement de l'anatomie pathologique.
Il s'est efforcé de le rendre
le plus pratique possible ; ainsi il s'est
astreint à assurer lui-même, le service si absorbant des autopsies,
qu'il a dirigé avec une compétence et une autorité admirées par ses collègues.
Beaucoup d'entre nous se souviennent encore des discussions si pleines d'enseignement
que soulevait le Professeur BERNHEIM
et que résolvait toujours le Professeur
HOCHE, devant le cadavre d'un mitral, d'un aortique, d'un pneumonique. La
sûreté de son diagnostic l'a maintes fois désigné comme arbitre dans des cas
difficiles à trancher, bien en dehors des limites de notre Faculté.
Ses travaux sur la structure de la fibre musculaire cardiaque, sur le chorio-épithéliome malin et surtout sur les lésions anatomiques des reins au cours des néphropathies, ont eu un grand retentissement dans le monde Scientifique. Mais ce qui constitue pour M. le Professeur HOCHE un de ses plus beaux titres de gloire, c'est l'importante collection des pièces pathologiques, près de 2000 qu’avec le concours du docteur MORLOT, il a recueillies au cours de sa carrière professorale. Ce musée, si riche de documents, si précieux pour l'enseignement, est, sans aucun doute, unique dans nos facultés de province.
Avant qu'il ne quitte son poste, vous avez, Messieurs les Etudiants de quatrième année, dans un geste
spontané, manifesté à votre Maître,
l'estime et la sympathie que vous nourrissiez pour lui.
Il y a quelques semaines, M. le Doyen, vous avez rappelé, en termes délicats, les qualités de l’homme et du médecin. Permettez-moi
de m'associer à votre hommage et d’exprimer ma respectueuse gratitude au Maître, qui nous quitte, pour le bienveillant accueil qu'il
m'a réservé pendant les trois années
passées dans son laboratoire.
MESSIEURS LES ETUDIANTS
L'anatomie pathologique, que
je suis chargé de vous enseigner, est une des acquisitions les plus récentes
des sciences médicales, et depuis son
introduction officielle dans le domaine scientifique, elle s'est élevée très rapidement au premier rang des disciplines que le médecin doit connaître,
tant par l'importance de son enseignement
que par le prestige des maîtres qui lui
ont consacré le meilleur de leur
activité.
Jusqu'à Morgani,
elle ne s'est manifestée que par des descriptions strictement morphologiques, basées
sur un nombre restreint d'autopsies.
C'est l'anatomiste de Padoue, qui, le premier, expliqua les symptômes par
des changements découverts dans
la structure des organes, reliant ainsi le fait pathologique et le fait clinique. Le travail fondamental qu'il publia à la fin de sa vie sur le siège et les causes des maladies par l'étude des altérations anatomiques consacre à jamais la gloire du fondateur de lit méthode
anatomo-clinique.
Xavier BICHAT, ce pur génie français, créateur de, l'anatomie générale,
à la fois anatomiste, physiologiste et médecin introduisit en
biologie la notion de tissus et démontra que les lésions cadavériques revêtent le même caractère dans les
organes d'un même système, ouvrant
ainsi une voie féconde à l'école médicale du
début du XIXème siècle. Son plus puissant animateur, LAENNEC, que l'histoire considère à juste titre comme le
fondateur de la pathologie moderne,
comprit ainsi, grâce à BICHAT,
la nécessité d'étudier les lésions suivant
leur nature et leur système. Ces principes
le conduisirent à l'étude des cirrhoses, du tubercule miliaire et surtout à la magistrale description de
la pneumonie, qui contribua à immortaliser son nom.
Mais la recherche anatomique allait faire un pas important en avant grâce aux remarquables travaux de VIRCHOW, qui ramena les phénomènes morbides aux altérations de la cellule. L'anatomiste allemand créa ainsi la pathologie cellulaire et apporta au vieil édifice de la pathologie humaine une architecture nouvelle, solide et sûre. Son influence fut considérable et son nom est encore invoqué de nos jours dans la plupart dés problèmes pathologiques. Sa renommée mondiale attira en Allemagne, même après sa mort, des savants de tous pays qui fréquentèrent en grand nombre ces temples somptueux que sont les instituts anatomo-pathologiques d'Outre-Rhin.
Nos savants français, VULPIAN, CHARCOT, CORNIL, RANVIER, LANCERAUX,
MALASSEZ, pour ne citer que les
pionniers de la première heure, adoptèrent d'enthousiasme et sans
réserve les conceptions de VIRCHOW ; la médecine est lésionnelle et
ce qui
n'est pas lésionnel devient incertitude et chimère.
Bientôt cependant certaines tendances se dessinent : l'esprit
de Claude BERNARD s'efforce d'établir une conception plus dynamique de la
maladie et malgré la toute puissance de l’esprit morganien, que l'école allemande a ravivé, certains représentants de l'école française, DUPUYTREN, VULPIAN et surtout CRUVEILHIER, affranchis
de l'emprise étiologique, hésitent à admettre
que la pathologie se puisse expliquer par les seules lésions matérielles, de même qu'à l'état sain, les
conditions matérielles ne suffisent pas à expliquer leur action : ce sont
les propres paroles que prononçait en 1836, dans un de ses
cours, CRUVEILHIER, à cette époque
titulaire de la chaire d'anatomie pathologique de Paris.
Cette conception physiologique de
la pathologie s'affirme de plus en
plus, mais il faut que l'expérimentation se substitue à l'hypothèse et que
l'observation des faits fasse s'évanouir les erreurs des systèmes préconçus, et c'est encore le clair génie de Claude BERNARD
qui en aura établi les principes. « Ce
n'est pas l'organe altéré, mort, que le médecin veut connaître », disait CHARCOT à la fois anatomo-pathologiste et clinicien, « c'est l’organe
vivant, agissant, exerçant les fonctions qui lui sont propres
», et on sait combien cette notion fut féconde dans l'esprit
de ce brillant neurologiste.
« Science quantitative et dynamique tout autant que qualitative et statique, dit encore le Professeur
ROUSSY, l'anatomie pathologique doit
s'appuyer à la fois sur les données de
la morphologie et de la physiologie ».
Mais à parcourir ces étapes si rapides et de plus si brillantes, il apparaît que la science anatomo- pathologique se soit quelque peu essoufflée au cours de l’effort qu'elle a accomplie et certains esprits surtout parmi les plus imprégnés de l'influence bernardienne, continuant d’opposer les science biologiques aux sciences morphologiques, comme si la morphologie ne faisait pas partie de la biologie, n’hésitent pas à parler d'une crise de l'anatomie pathologique. Nous ne nions pas, disent-ils, qu'elle ne nous ait rendu et ne nous rende encore des services ; nous admettons son influence comme celle de la bactériologie et nous reconnaissons qu'elle a classé la plupart des affections organiques, mais elle ne constate et ne décrit que les lésions ultimes, que le stade terminal des phénomènes pathologiques ; e11e ne connait pas les étapes lésionnelles du processus morbide. D’autre part tout ce qui est fonctionnel, tout ce qui est dynamique lui échappe.
C’est ainsi
qu'elle s'avère nettement insuffisante devant
les maladies dites de déséquilibre et de dysrythmie, les troubles glandulaires et neuro-végétatifs, les
maladies de la nutrition, la
plupart des troubles du métabolisme et jusqu’à certaines insuffisances viscérales ; le stade anatomique est dépassé et la pathologie doit chercher ses concepts et sa
classification dans la physiologie pathologique ; il ne faut plus penser anatomiquement, il faut penser physiologiquement si l'on veut aborder d'une façon utile l'étude des problèmes médicaux.
Comme vous le voyez, Messieurs, le réquisitoire est impressionnant et les arguments sont d'importance, d'autant plus qu’ils émanent des cerveaux les plus subtils de la pensée médicale. Ils d'être envisagés avec le plus grand intérêt, en toute objectivité, sans se laisser berner par un optimisme stérile, mais sans se laisser aller à un pessimisme de commande. C'est à m'efforcer d'y répondre que je voudrais consacrer la leçon de ce soir en rétablissant les faits, en rendant à l'anatomie pathologique la place qui lui est due, en montrant les progrès qu’elle a réalisés par des techniques nouvelles dans l'étude des maladies organiques et en prouvant, en outre, que le domaine du fonctionnel ne lui est plus étranger.
Et tout d'abord, est-il bien vrai que l'anatomie pathologique ne soit que la science de la mort et qu'elle n'ait que le cadavre comme seul objet d'études ?
Ce reproche ne date pas d'aujourd'hui et déjà CRUVEILHIER s'efforçait de démontrer à ses
élèves que les lésions doivent être connues non seulement dans leur
terminaison, mais encore et surtout dans
leur évolution, et c'est par l'expérimentation sur l'animal que ce savant précurseur, qui ne savait
pas utiliser le microscope, cherchait
à résoudre la question.
Mais aujourd'hui la réponse s'impose d'elle-même tant est féconde
en résultats une méthode, dont l'opportunité a été longtemps discutée avant
qu'elle ne soit admise aussi bien par le patient que par le médecin, je veux
parler de la biopsie, c'est-àdire de l'opération,
qui consiste à exciser sur le vivant un fragment de tissu ou d'organe
malade, afin d'en établir le diagnostic histologique.
C'est au dermatologiste BESNIER
que l'on doit d'avoir créé le nom et
la chose, mais c'est surtout à DARIER
que revient le mérite d'en
avoir défendu les principes et d'en avoir signalé l'importance. Aussi l'histopathologie cutanée a-t-elle fait plus de progrès dans ces trente dernières années
qu'elle n'en avait fait avant l'apparition de cette méthode.
Depuis les timides essais de BESNIER, qui se contentait de prélever quelques minuscules fragments de peau,
toutes les disciplines y ont le plus large recours pour asseoir leur
diagnostic et diriger leur thérapeutique, et
chacune maintenant revendique une
technique qui lui est propre. Ce ne sont plus seulement les productions
morbides, néoplasies ou inflammations, qui sont l'objet de prélèvements, ce sont les viscères eux-mêmes suspects de lésions, que l'on aborde soit par la voie
parentérale, soit plus discrètement
et tout aussi sûrement, par la voie de la ponction. Ganglions lymphatiques, rate, foie, rein, moelle osseuse sont désormais l'objet des investigations
de l'histopathologiste ou du clinicien.
Grâce à ces méthodes, ces laparotomies exclusivement exploratrices, que les étudiants de ma génération voyaient inscrites chaque jour sur les tableaux de service de nos cliniques chirurgicales, ont à peu près complètement disparu. Grâce à elles ces opérations mutilantes, pratiquées uniquement d'après une simple impression clinique, sont désormais évitées. Grace à elles enfin, une thérapeutique judicieuse, réfléchie, appropriée à la nature histologique de la lésion, petit être instituée.
La biopsie chirurgicale, la plus longtemps discutée, a désormais pris droit de cité et il n'est pas de jour que le
chirurgien ou le spécialiste,
protecteur éclairé de ses opérés, ne confie au technicien toute pièce, tout fragment, extirpé par lui, et n'attende
la confirmation rapide ou la discussion contradictoire du diagnostic qu'il a établi. Il est même des
services hospitaliers dans lesquels un opérateur ne procède jamais à
l'ablation d'une masse quelconque
sans y prélever, en guise de premier temps opératoire, une biopsie, dont le
résultat histologique lui est apporté
sur place après quelques minutes par son chef de laboratoire, technicien expérimenté. Congelées sur le
champ, colorées à souhaits et montées
ou même encore examinées in vivo sans artifice préalable, les coupes microscopiques de la tumeur encore en place accourent à l'aide de l'homme de
l'art et justifient au besoin son
intervention on son abstention.
Ainsi donc la chirurgie d'aujourd'hui fait la plus grande confiance au laboratoire, ce qui n'est pas pour
nous surprendre si nous relisons
l'histoire.
Le Baron Guillaume DUPUYTREN, opérateur prestigieux mais aussi pathologiste distingué, dota la Facilité de Médecine de Paris de sa première chaire d'anatomie pathologique, autant pour manifester à cette science la reconnaissance que lui devait la chirurgie, que pour lui consacrer un enseignement officiel qu'elle n'avait pu jusqu'à présent obtenir.
Plus près de nous, LECENE, ce grand
chirurgien si prématurément disparu, que les hommes de laboratoire revendiquent
comme un des leurs, parce qu'il
plaçait l'histopathologie au premier
rang des préoccupations chirurgicales, ne fut-il pas avec DELBET une des chevilles ouvrières
de cette société anatomique créée par DUPUYTREN et rénovée par CRUVEILHIER.
Un deuxième, grief que l'on
adresse volontiers à l'anatomie pathologique est que l'évolution des processus
morbides échappe à son contrôle et qu’elle n'étudie et ne
décrit que le stade terminal de la maladie.
Il me sera tout aussi facile,
Messieurs, de réfuter cette
objection, en empruntant mes exemples à un chapitre tout nouveau de la
pathologie médicale, dont l'intérêt s'impose
chaque jour davantage à l'attention des cliniciens : je veux parler des
lymphogranulomatoses.
L'histopathologie peut en effet revendiquer comme un des beaux fleurons de sa couronne la classification
des affections du tissu
réticulo-endothélial, de ce mésenchyme actif, suivant l'expression
nouvelle, hier encore totalement inconnu, et dont nous savons qu'il préside aux métabolismes cellulaires, qu'il assure
les processus de défense et d'immunisation
et qu’il régit les actions
thérapeutiques. Dois-je vous rappeler que c'est à deux anatomistes,
RIBBERT et surtout ASCHOFF, que la médecine est redevable d'une vue d'ensemble de
la structure et des fonctions de ce tissu dont le dynamisme appariait
chaque jour plus puissant. Si l'on a pu
dégager récemment la lymphogranulomatose
maligne,
ou maladie de Hodgkin de toute une série d'états
morbides, tels que la lymphadénie, le lymphosarcome, les tuméfactions ganglionnaires de la syphilis et
surtout de la tuberculose, avec
laquelle HODGKIN l’avait confondue, c'est grâce aux examens pratiqués en série sur des ganglions par
PALTAUFF et STERNBERG, dont les
patientes recherches ont défini les trois étapes lésionnelles de cette redoutable affection, l'étape
initiale de la cellule monstrueuse dite de STERNBERG,
l'étape du polymorphisme cellulaire et l'étape ultime de la fibrose.
Plus récemment encore une autre entité morbide de même origine, la lymphogranulomatose bénigne de SCHAUMANN, a pu être identifiée avec le seul concours de l'analyse histologique et son histoire, longuement rapportée dans une des dernières réunions de la société médicale des hôpitaux de Paris, mérite d'être relatée ici.
Les dermatologistes ont décrit, il y a longtemps déjà, un syndrome
cutané, la maladie de Besnier-Boeck, caractérisée par la présence dans le derme de nodosités
appelées sarcoïdes, et au niveau de
la face et des mains de lésions violacées rappelant le lupus pernio. Les histologistes, de leur côté, ont observé des cas de granulie froide révélée à l'écran par des infiltrations
micro-nodulaires du poumon, accompagnées
d'adénopathies, évoluant d'une façon bénigne. Les
ophtalmologistes enfin ont étudié, il y a
peu de temps un syndrome dit de Heertfordt,
consistant en une triade lésionnelle
localisée à la cornée, aux glandes parotides
et au nerf facial.
Nul de ces spécialistes n'aurait jamais songé à faire un rapprochement
entre ces affections, tant elles sont
diverses apparemment, si, l'un d'entre eux, le Professeur PAUTRIER
de Strasbourg,
n'avait eu l'occasion de voir chez un malade la coexistence d'une maladie de Besnier
et d'un syndrome de Heertfordt, et
cet auteur se demanda s’il n’y avait là qu'une simple coïncidence ou s'il ne s'agissait pas plutôt d'une localisation, en des territoires différents, d'une seule et
même maladie.
La simple observation étant impuissante à résoudre le problème, c'est au
microscope qu'il eut l'idée d'en demander la solution. Et quelle ne fut sa surprise et
aussi sa satisfaction de constater que la
structure histologique de toutes ces productions
morbides était rigoureusement la même,
aussi bien au niveau de la peau que de
la cornée, des parotides, des ganglions.
Ainsi donc grâce à des examens biopsiques, on a pu faire rentrer dans le cadre d'une seule et même
affection, la granulomatose bénigne, des
maladies de symptomatologie différente, mais de constitution identique : la maladie de Besnier,
la maladie de Heertfordt, auxquelles on a ajouté depuis, parce que de même
structure, certaines granulies
froides, la maladie de Mikulicz localisée aux parotides et certains cas de spina ventosa spontanément
curables comme l'ostéite pseudo-kystique de Jüngling.
Un troisième et dernier exemple, emprunté à l'étude des maladies du sang est encore plus significatif, car il vous démontrera cette fois que l’histopathologie, grâce à des techniques nouvelles, a plus de prétentions encore et qu'elle réussit à dépister la maladie bien avant l'apparition des signes cliniques. Il existe des leucémies qui ne se manifestent à leur début par aucun symptôme apparent, pas même par une modification de la formule sanguine. On leur donne le nom très significatif de leucémies cachées ou de cryptoleucémies. Et cependant, la maladie existe, les organes responsables sont atteints, mais pour mettre leurs altérations en évidence, il a fallu imaginer des procédés d'exploration nouveaux, dont je vais vous entretenir.
S’agit-il d’une cryptoleucémie
lymphoïde ? La ponction de la rate,
opération délicate mais dont la technique est désormais bien réglée, va ramener une goutte de suc splénique, qui contient en abondance les cellules spécifiquement malades,
preuve flagrante de l'existence de la leucémie. Le splénogramme,
ainsi qu'on appelle
l’image microscopique de ce prélèvement, est totalement bouleversé, alors que l'hémogramme est
absolument normal.
Avons-nous affaire à une cryptoleucémie myéloïde ? Le splénogramme nous montre en quantité considérable des cellules de la lignée granuleuse à tous les stades de leur évolution, alors que la formule sanguine n'est pas modifiée.
Et voilà que 'on applique cette
même technique à l’examen de la
moelle osseuse et qu'en ponctionnant le sternum on
établit des myélogrammes qui permettent de saisir à leur période initiale les troubles de l'hématopoïèse rouge, les anémies, les polyglobulies, les érythrémies
et même de différencier divers états morbides très voisins cliniquement, tels que la maladie de Vaquez et les érythroblastoses.
Ces méthodes nouvelles ont révolutionné l’hématologie et elles permettent d'entrevoir un jour très
prochain où la clinique aura la satisfaction
d'asseoir sur une base anatomique solide
et durable la classification, jusqu'à réent si fragile des affections du sang. Mais en outre, quelle preuve évidente de l'inanité de certaines affirmations, à savoir que,
dans la maladie, le trouble des
fonctions physiologiques précède la
lésion et que c'est à la seule exploration fonctionnelle qu'il faut
demander les moyens de déceler les
perturbations légères symptomatiques
du début de la maladie et n'aboutissant que lentement aux désordres anatomiques.
En réalité, les choses se passent souvent de façon inverse : l'histoire des cryptoleucémies
vous le prouve. Mais c'est aussi la
leçon que nous donnent chaque jour ces insuffisances viscérales que nous voyons trop souvent évoluer avec une
implacable sévérité à partir du jour où elles sont évidentes. C’est à leur
propos, fait justement remarquer le Professeur FAVRE « que l'anatomie pathologique, par ses
constatations précises, nous apporte la
certitude qu'en réalité, avant la phase clinique, s'est déroulée une phase anatomique durant laquelle, à bas
bruit, lentement, sans que rien au
dehors n'en traduise la marche
sournoise, se sont constitués les désordres lésionnels révélés tardivement par l'apparition de troubles fonctionnels
d'emblée graves ».
Je pourrais multiplier à l'envie les états de service de la méthode anatomo-clinique et les titres qu'elle
s'est acquise à la reconnaissance des
médecins, en classant les étapes lésionnelles (les maladies organiques
et en décelant les premières altérations des éléments cellulaires, mais il me
tarde maintenant de répondre à une troisième
objection et de dissiper les craintes de ceux qui estiment qu'une science morphologique ne peut
avoir la prétention de contrôler la symptomatologie fonctionnelle,
domaine exclusif de la physiologie
pathologique.
Il est évident que si le trouble fonctionnel, et c'est ainsi qu'on le définit, peut exister sans la moindre lésion de l'organe, siège de la fonction troublée, les conceptions morganiennes sont impuissantes à l'analyser. Mais de tels faits sont rares, pour ne pas dire exceptionnels, et la prétendue existence des maladies essentielles, sine materia, ne repose bien souvent que sur la faiblesse de nos moyens d'investigation, l'imperfection de nos techniques ou même l'insuffisance de notre examen clinique.
Telle hémiplégie, dite fonctionnelle, parce qu'elle disparaîtra un quelques jours sans aucune thérapeutique, n'en
est pas moins liée à une
lésion organique, qui, par ailleurs, se signe par un Babinsky positif et une exagération
des réflexes, tant est intime
l'intrication des deux séméiologies lésionnelle et fonctionnelle.
Et ces crises d'asthme, ces poussées d'urticaire, symptômes fonctionnels par excellence, qui ont résisté
désespérément à toutes les thérapeutiques de choc ou de
désensibilisation jusqu'à ce qu'un jour,
après un examen clinique attentif, elles cèdent comme par enchantement à l'ablation d'un appendice, d'une vésicule malade, de végétations adénoïdes obstruant
les premières voies aériennes, ou
encore ces crises viscérales révélatrices d'une lésion médullaire, que réduit à néant un traitement spécifique bien conduit.
La symptomatologie des néphropathies n'est-elle pas tout entière
fonctionnelle ? Et l'on comprend que la classification physio-pathologique de VIDAL ait paru et paraisse encore à beaucoup
d'entre nous la plus rationnelle, et cependant, malgré l'autorité qui s'attache
au nom de ce grand clinicien, elle a dû s'effacer, parce qu'insuffisante à expliquer certains états aigus, devant une classification anatomique renouvelée de
celle de BRIGHT et basée sur une étude
rigoureuse des lésions du rein, étude pratiquée,
non pas sur le cadavre, mais sur le vivant et par quels moyens, on peut
à peine le croire, par des prélèvements biopsiques que pratiquent sur des malades en pleine poussée de néphrite les virtuoses de la chirurgie
urinaire.
Et la pathologie neuro-endocrinienne,
objecte-t-on encore, ne confirme-t-elle
pas la faillite de la méthode anatomo-clinique, puisqu'elle n'a besoin, pour se manifester,
d'aucune altération lésionnelle ?
Argument troublant, à la vérité, mais qui ne me laisse pas moins sceptique, car je crois difficilement que de minimes
déviations fonctionnelles, que des élaborations insuffisantes de produits de sécrétion, puissent, sans lésion préalable,
créer la tétanie, l'ostéomalacie, le rachitisme. l'acromégalie.
Je ne veux pas dire pour cela qu'il soit
nécessaire d'invoquer l'existence de
lésions grossières, d'adénomes chromophiles ou chromophobes, pour marquer la souffrance des parathyroïdes ou de l'hypophyse, mais je pense qu'il y a place
pour des lésions discrètes, réversibles,
ne compromet tant pas la vitalité de la cellule, troublant seulement son équilibre physico-chimique.
L'histologie normale ne nous enseigne-t-elle pas qu'à des états
physiologiques différents correspondent des structures différentes, et pour ne
citer que l'hypophyse, que la gestation, la lactation, la ménopause, la castration, se manifestent par autant d'images histologiques distinctes. Or, si
l'organe et la fonction sont
indissolublement liés à l'état physiologique, ils doivent l'être, et ils le sont, à l'état
pathologique.
De son côté la physiologie nous apprend que les glandes endocrines agissent rarement pour leur propre compte,
qu'elles sont solidaires et de plus
synergiques, et la physio-pathologie confirme ces données. La maladie de l'une ne
laisse pas les autres sans réaction et
bien souvent la symptomatologie la plus bruyante n'est pas celle de la glande lésée. Malheureusement nos procédés d'examen du système neuro-endocrinien
sont encore bien imparfaits, et
jusqu'à présent la clinique a dû se contenter de l'exploration
fonctionnelle. Peut-être dans un avenir prochain, pourrons-nous, grâce à
l'habileté technique des neuro et endocrino
chirurgiens réussir à aborder ces organes
sans dommage pour le malade, car nous
aurions grand besoin, comme le fait
remarquer LERICHE, que des biopsies
précoces ou une microchimie
tissulaire préclinique nous fixent sur les réalités. C'est bien en effet une question de technique et
de méthode, et l'anatomie pathologique,
du point de vue histologique, est encore une science jeune, de ce fait imparfaite. Mais en fin de compte, pour aborder avec fruit l'étude de la
pathologie fonctionnelle, pour déceler la
maladie avant même que le malade n'en accuse l'atteinte, c'est encore l'histopathologiste qui est le mieux armé.
Quand il sera en possession de méthodes microtechniques précises, qui permettront de saisir les premières modifications des organites de la cellule et les perturbations parallèles de leur chimisme, il est certain que les maladies, dites fonctionnelles : maladies de la nutrition, troubles du métabolisme, maladies de déséquilibre, y compris les troubles psychiques et sensoriels, rentreront dans le cadre des maladies lésionnelles.
Délaissant les méthodes histologiques qui tuent les tissus pour les examiner et ne permettent de ce fait que
d'en considérer un moment de leur
fonction ou de leur souffrance, il devra
faire une plus large utilisation
des méthodes dites vitales, qui ne
compromettent pas l’existence de la cellule, car à coup sur, en pathologie fonctionnelle, les altérations sont minimes,
passagères et d'une extrême mutabilité. Il devra d'autre part s'efforcer de
reproduire la lésion, siège de la fonction
troublée, et pour cela recourir à l'expérimentation.
Mais ce vœu, Messieurs est une
réalité et le bilan de l'activité de
l'anatomie pathologique dans le domaine expérimental est déjà considérable.
Si nos connaissances sur ce tissu réticulo-endothélial, dont je vous parlais tout à l'heure, se précisent chaque jour davantage, c'est grâce à l'expérimentation, c'est par la mise en evidence de la fixation par les éléments histiocytaires des colorants vitaux, propriété qui n'est elle-même, et l’expérience le prouve, qu'un aspect particulier d'une fonction générale, la fonction péxique.
L'histopathologie moderne, associée indispensable de la pathologie générale, devenue expérimentale, se complait
à exalter jusqu'à les sidérer,
jusqu'à les bloquer, ces capacités spéciales du tissu histiocytaire.
Elle étale ainsi au grand jour toutes les potentialités de ce compartiment fonctionnel du tissu conjonctif
qu'hier encore l’histologie normale, envisageant du seul point de vue statique, considérait comme un simple tissu de soutien et
que l'anatomie descriptive, plus sévère encore dans son jugement,
continue de reléguer au rang de tissu de
remplissage, vous obligeant naguère,
sous peine de sanction, à le détruire sans pitié afin d'en débarrasser les contours extérieurs des muscles ou
des viscères.
Et dans le domaine des glandes endocrines, combien nombreux déjà les
résultats anatomo-pathologiques acquis par la méthode expérimentale. On a réussi à reproduire la plupart des lésions responsables des syndromes de déficience
ou d'exaltation fonctionnelle de ces glandes, syndromes que les anatomo-pathologistes ont été les premiers à nous faire
connaître.
Injecte-t-on de l'extrait parathyroïdien à un animal, on fait apparaître des hyperostoses, l'ostéite fibreuse, la sclérodermie et finalement un adénome parathyroïdien, suivant l’importance des doses injectées.
En partant d'un petit bouledogue, à l'aide d'injections quotidiennes d'un extrait de lobe antérieur
d'hypophyse, CUSHING fabrique un
animal monstrueux acromégale, un Fafner
échappé d'une ménagerie romantique.
Deux italiens, MAGGI et MAZOCHI viennent de créer des artérites oblitérantes en greffant chez le lapin des surrénales homoplastiques.
Mon collègue et ami le Professeur GOORMATIGHT a reproduit la maladie polykystique de Reclus en injectant, à doses croissantes, de la folliculine, et ce qui est plus grave,
ce sont de véritables cancers
mammaires qu'ont obtenu LOEB et LACASSAGNE chez des
souris traitées avec de fortes doses de cette même folliculine.
Ces faits donnent à réfléchir, car si pareille éventualité était possible chez l'homme, la question se poserait de savoir si nous avons le droit d'utiliser cette hormone en
thérapeutique humaine sans risquer de
créer des lésions là où nous voulons seulement
combattre des troubles endocriniens.
Un fait est certain, c'est que les préparations hormonales ne sont pas des produits inoffensifs et demandent
à être appliqués avec prudence.
Il importe de se le rappeler constamment, fait remarquer OBERLING si l'on veut éviter les désastres qui ont été la
triste rançon de l'emploi inconsidéré
d'autres agents thérapeutiques, tels
que les rayons X et les corps radioactifs.
Du cancer expérimental, je ne vous en dirai pas plus car je tiens à laisser à mon ami FLORENTIN le soin de vous parler lui-même, dans
quelques semaines, de cette vaste science nouvelle, et des multiples facteurs capables de provoquer, d'accélérer ou de freiner la marche de ce terrible fléau qu'est
la maladie cancéreuse.
N'êtes-vous pas convaincus, Messieurs, que l'anatomie pathologique a fait des débuts encourageants et pleins de promesses dans la nouvelle voie qu'elle a choisie et qu'elle n'est plus, comme on le lui a si souvent reproché, la plus fossile des sciences mortes.
Résumons, si vous le voulez bien, en manière de conclusion, le tableau de son activité et vous reconnaîtrez avec moi qu'elle a bien mérité des cliniciens qui lui ont fait confiance.
Science d'observation, la méthode anatomo-clinique
telle qu'elle fut conçue par MORGAGNI, est une incomparable discipline de l'esprit, qui doit rester et qui restera
toujours à la base de l'éducation médicale, parce qu'elle est la seule à former
l'esprit à la loi du réel. Elle a
donné à la médecine sa rectitude, sa pondération et suivant l'expression pittoresque du Professeur FAVRE sa vigoureuse santé. Mais en revanche, « la pratique de la médecine est indispensable à l’anatomo-pathologiste.
Elle lui sert de guide, elle inspire
et dirige ses recherches et lui permet
de s'orienter dans la complexité des altérations anatomiques ; elle
l'empêche de s'égarer dans les infinis détails d'un protocole d'autopsie ou les subtilités de l'interprétation microscopique ».
La méthode anatomo-clinique
est un tout qui a valu à la France sa floraison d'éminents cliniciens, les
LAENNEC, les TROUSSEAU, les POTAIN, les BOUILLAUD, les DIEULAFOY, les BRISSAUD,
les CHAUFFARD, les GRASSET, et je puis
bien ajouter
aussi pour le renom de notre Facilité, les BERNHEIM, les SPILLMANN, les
HAUSHALTER pour ne citer que les
anciens, tous ces insignes praticiens qui
savaient ausculter, palper, percuter, pour lesquels il n'y avait ni petits signes, ni petits détails négligeables, et qu'avait formé une longue culture de l'esprit
et du jugement au lit des malades.
Mais la ferveur du culte médical ne s’oppose pas au désir de faire mieux et la méthode anatomique cessant d'être uniquement contemplative pour devenir expérimentale, et de ce
fait constructive, s'est élevée sur
un plan supérieur situé plus près de la
vie. Suivant l'exemple de la physiologie pathologique, elle s'est
conformée aux tendances actuelles,
cherchant à connaître non plus seulement la maladie, mais le
malade lui-même avec son hérédité, ses prédispositions,,
son tempérament, ses réactions, en un mot son terrain et tout ce que cette
notion comporte de dynamique.
L'observation, première étape de
la connaissance en médecine, ne suffit
plus, même armée des méthodes les plus précises ; elle ne
peut que réunir des documents ; elle permet
de distinguer, de sérier, de
subordonner les faits : mais pour
bien se rendre compte d'un phénomène, il faut le prendre en mains, agir
sur lui, reconnaître, déterminer ses causes,
les reproduire, et c'est l'expérimentation qui constitue dans l’ordre des
opérations biologiques, la deuxième
étape. Aujourd’hui, dit Charles NICOLLE, les
problèmes médicaux qui demeurent obstinément obscurs, sont ceux, sur lesquels l'expérimentation n'a pu mordre.
L'heureuse association de l'esprit de MORGAGNI et de l'esprit de Claude BERNARD, l'équilibre harmonieux de
l'analyse et de la synthèse, ont
orienté la médecine moderne vers des horizons pleins de promesses et ont fait éclore tout un essaim de biologistes dont le nombre s'accroît chaque jour.
M'inspirant de leurs directives, mais sans rien sacrifier du passé, je
tâcherai de développer le goût de la recherche chez ceux d'entre vous que l'inquiétude générale et les
exigences des temps actuels ne portent pas vers des satisfactions immédiates.
Chez tous, sans distinction, je veux exalter ce besoin de curiosité, qui est la clé la plus sûre de toutes
sciences, m'efforçant de vous faire
comprendre que l'obtention d'un diplôme ne procure qu'une satisfaction passagère et que le serment d’Hippocrate
ne fixe pas définitivement la somme des connaissances à acquérir.
La médecine actuelle devient chaque jour plus exigeante, par sa rapidité d'évolution et sa complexité toujours croissante,
elle déconcerte les meilleurs d'entre
nous.
C'est une erreur, a dit très justement le Professeur MAURIAC de vouloir
simplifier ce qui est complexe par essence : rien n'est simple en
biologie et par conséquent en médecine. Aussi ne soyez pas surpris si, au cours des leçons qui vont suivre, je m'écarte parfois des schémas classiques que vous
trouverez dans vos traités. J'ai
conscience que la majorité d'entre vous demande davantage dans son désir de s'instruire et mon ambition aspire à se hausser
au niveau de cette légitime exigence.
Ne craignez pas de nous importuner, mes collaborateurs et moi ; nous serons trop heureux si votre passion de
savoir se double de l'enthousiasme
et de l'émotion, qui sont le merveilleux privilège de votre jeunesse.
On a coutume de dire qu'un esprit médical n'est complet que s’il
a appris à douter ; croyez-moi, pour vous du moins, l'heure du scepticisme n'est pas encore venue. Les
difficultés de la vie et le poids de
l’âge se chargeront assez tôt
d'assombrir le tableau que se sera
plu à peindre votre lumineuse spontanéité.
Ne laissez pas prise à ces tendances dissolvantes, à la longue destructrices de l'effort, et dites-vous hardiment que la vie vaut largement
d'être vécue par 1a permanence que l'on met dans l'action, la persévérance dans
le travail, la gaieté dans le labeur et par l'énergie à surmonter les obstacles
du chemin.
C'est dans un tel climat que je rêve de contribuer à vous préparer à votre splendide rôle social qui reste, en
définitive le but suprême de vos
études et de vos aspirations.
Si, comme je l'espère, j'y réussis, j'aurai la satisfaction d'avoir rempli avec conscience la tâche que je
me suis assignée.
Texte publié dans
la « Revue médicale de Nancy » (1938 – p. 191-211)